Et si le débat autour de la post-vérité cachait un phénomène plus profond et plus inquiétant. Donald Trump
Il y a quelques semaines, je vous avais parlé je crois d’une entreprise britannique du nom de Cambridge Analytica, à laquelle avait eu recours l’équipe de Donald Trump pendant la campagne présidentielle. Aujourd’hui, on sait un peu mieux comment fonctionne Cambridge Analytica, et c’est assez dingue. A la base, il y a un modèle de psychologie comportementale adaptée aux réseaux sociaux, c’est-à-dire la possibilité de déduire des traits de personnalités, à partir de comportements numériques. Pour vous donner une idée, l’homme à la base de ce modèle avait prouvé en 2012 qu’en observant une moyenne de 68 likes Facebook d’un usager, on pouvait déduire à 95% sa couleur de peau, à 88% son orientation sexuelle, à 85% ses préférences politique. Mais qu’on pouvait aussi bien en déduire son niveau d’étude, sa religion, sa consommation d’alcool, de cigarette, de drogue, et même si ses parents avaient divorcé. Le modèle permet donc de classer des types de personnalités selon des critères comme l’ouverture d’esprit, le rapport aux autres, ou l’aptitude à se mettre en colère. Mais encore faut-il, pour établir ces profils très fins sur un nombre conséquents d’individus, avoir des données le permettant, d’autres données que des likes Facebook. Or, il existe dans le monde de l’économie numérique ce qu’on appelle des data-brokers – des vendeurs de données – qui rassemblent et vendent des données de tous ordres, et notamment les données personnelles des Américains, dans un pays où elles sont peu protégées. Ainsi Cambridge Analytica se vante d’avoir pu établir les profils de l’ensemble des adultes américains, soit 220 millions personnes, d’avoir créé une sorte de moteur de recherche des personnes où, si vous cherchez des mères des famille blanches, au chômage, vivant en zone rurale, peu socialisées et favorables aux Républicains, et bien on vous sort des noms, des mails et des numéros de téléphone. La dernière étape, c’est l’élaboration de messages ciblés, qui vont être adressés par exemple via ce qu’on appelle les “dark posts” de Facebook, c’est-à-dire les messages sponsorisés (donc payés par l’émetteur) qui ne seront adressés qu’à des profils ciblés, et pas visibles par les autres. Ainsi le soir du 3ème débat entre Hillary Clinton et Donald Trump, Cambridge Analytica dit avoir adressé 175 000 messages différents (parfois différents de quelques mots, d’une couleur, d’un détail, d’une image), à des groupes parfois minuscules, un quartier, une résidence….
Il est évidemment très difficile d’évaluer les effets de ces messages – en l’absence de données vraiment précises qui nous diraient, par exemple, la fréquence à laquelle ils ont été adressés, s’ils n’ont été adressés que par Facebook ou par d’autres moyens, comme les mails personnels. Et, même s’il faut prendre en considération que l’entreprise a mené aussi la campagne victorieuse en faveur du Brexit en Angleterre, il faut évidemment se garder du discours de promotion tenu par les gens de Cambridge Analytica. Mais plusieurs choses sont frappantes.
D’abord le recours à un tel outil par les équipes de Donald Trump éclaire un peu différemment une campagne qui a pu donner l’impression d’être grossière. Peut-être ne le fut-elle pas tant que ça, au moins dans la méthode.
Ensuite, bien sûr, on pourrait soutenir que l’on retrouve avec ces outils un vieux phénomène de la vie politique qui consiste à s’adresser différemment à des publics différents (les hommes politiques ont toujours parlé différemment à une assemblée du Medef et devant des syndicalistes enseignants, par exemple), mais ces communautés étaient identifiées. Là, s’impose une logique d’individualisation extrême construite sur des comportements et non plus des appartenances revendiquées. Ce qui est très différent.
Enfin, comme me le rappelait Emmanuel Laurentin ce matin, on pensait avec Orwell que l’autoritarisme de demain reposerait sur l’usage des technologies pour matraquer en continu un message à une masse d’individus presque indistincts. Et bien, c’est peut-être une combinaison plus subtile qui se met en place, la technologie aidant aussi à une hyper-individualisation du message, un phénomène de fragmentation extrême de la communauté politique, où, en dernier recours, c’est l’individu qui est visée. Ou comment l’informatique vient achever le travail du post-modernisme. Il va falloir apprendre à faire de la politique avec ça.
Avec franceculture