L’Ukraine fête les 27 ans de son indépendance. La liste des invités aux célébrations rappelle la nouvelle dépendance du pays vis-à-vis des Etats-Unis. Mais tout n’est pas rose entre Washington et Kiev, et Petro Porochenko pourrait en faire les frais.
C’est désormais quasiment une tradition, presque au même titre que la couronne tressée ou les pisanka, ces petits œufs peints pour la Pâque : chaque 24 août, l’Ukraine célèbre son indépendance en conviant au moins un haut dignitaire états-unien à Kiev. L’an passé, le secrétaire à la Défense James Mattis avait assisté à l’habituel défilé militaire. Cette année, c’est au tour de John Bolton, conseiller à la Sécurité nationale, de rencontrer le président ukrainien Petro Porochenko – avant d’assister lui aussi à une parade militaire en bonne et due forme.
Ces invités de marque en disent moins sur l’histoire de l’indépendance du pays, obtenue à la faveur de la dislocation de l’URSS en 1991, que sur les développements récents de ses liens avec Washington. L’ambassadeur ukrainien aux Etats-Unis Valeri Tchaly a salué la présence du responsable américain à Kiev comme un précieux «soutien» à son pays, dans une formule à l’ambivalence d’autant plus instructive qu’elle semble bien involontaire : ce «soutien» américain vient en effet souligner le caractère si peu indépendant de cette indépendance.
De fait, l’extrême influence des Etats-Unis sur le pouvoir ukrainien n’est pas un secret – Washington ne s’en cache d’ailleurs pas. L’ancien vice-président américain Joe Biden en avait livré un aperçu en se vantant publiquement d’avoir fait pression sur le Premier ministre ukrainien de l’époque pour obtenir, en moins de six heures, la démission du Procureur général ukrainien en 2016, jugé trop peu coopératif, avant de conclure : «Eh bien, le fils de pute, il a été viré !» Si Kiev dément que les nominations clefs à la tête de l’Etat soient validées par les Etats-Unis, les doutes à ce sujet ne sont toujours pas clairement levés. Il faut convenir que certains précédents n’aident pas à dissiper les suspicions. A titre d’exemple, en 2014, Kiev attribuait son ministère des Finances… à une Américaine ayant précédemment travaillé au département d’Etat américain.
Un pays sous perfusion militaire
Au-delà des liaisons incestueuses entre le gouvernement ukrainien et l’Etat américain, le soutien intensif prodigué par Washington à Kiev en matière d’armement ne trompe pas quant à l’extrême dépendance d’une Ukraine en guerre depuis quatre ans. Hasard du calendrier, deux jours avant la célébration de l’indépendance, Valeri Chali annonçait ainsi que son pays s’attendait à la réception des bateaux de patrouille américains de la classe Island, afin de renforcer ses capacités dans le bassin de la mer Noire.
Cette annonce, qui n’est que la dernière en date d’une longue série de livraisons états-uniennes à destination de l’Ukraine, vient rappeler que Washington est le plus gros pourvoyeur d’assistance technique militaire, depuis le début des conflits armés dans l’est du pays. Selon les estimations les plus récentes, Washington aurait ainsi fourni à Kiev une aide militaire dite «non-létale» (véhicules, infrastructures, entraînements…) pour un montant d’un milliard de dollars.
En décembre dernier, signe de la volonté américaine de passer à l’étape suivante, les Etats-Unis annonçaient qu’ils allaient fournir à leur protégé des «capacités défensives renforcées» – les fameuses «armes létales». Moscou avait alors dénoncé une démarche visant à attirer les autorités ukrainiennes «vers un nouveau bain de sang». La précédente administration américaine, celle de Barack Obama, s’était refusée à fournir à Kiev des armes létales, craignant vraisemblablement une extension du conflit, malgré les demandes répétées des autorités ukrainiennes depuis le coup d’Etat de février 2014.
Changer de fiancé pour sauver la lune de miel ?
Que Donald Trump ait consenti à resserrer sa coopération avec l’Ukraine ne signifie pas pour autant que les relations entre Kiev et Washington soient au beau fixe. Aussi difficile soit-il de dégager une constante parfaitement lisible des positions labiles du président américain, une certitude demeure : il s’est illustré par plusieurs sorties que son prédécesseur ne se serait jamais permises, notamment quant à l’appartenance de la Crimée à la Russie. Le 21 juin 2017, lors de la première rencontre entre Petro Porochenko et Donald Trump, la Maison Blanche avait réservé au président ukrainien un accueil décrit comme «minimaliste» par les journalistes présents. Petro Porochenko n’est d’ailleurs pas considéré comme un «partenaire fiable» à Washington, selon plusieurs sources diplomatiques cités par RFI.
La légère réticence affichée par le président américain et son entourage à l’égard de Petro Porochenko n’est toutefois pas sans cause. En 2017, lors de la campagne présidentielle américaine, le camp pro-Maïdan avait tout misé sur la rivale démocrate de Donald Trump. Pris au dépourvus par la défaite d’Hillary Clinton en 2017, plusieurs dignitaires ukrainiens s’étaient empressés de supprimer des tweets anti-Trump qu’un excès de confiance en l’avenir les avait poussés à publier. Toujours en dépit de leur caractère changeant, les signaux envoyés par le président américain quant à une éventuelle levée des sanctions contre la Russie, notamment entre son élection et son investiture, ont nourri à Kiev la crainte de voir Donald Trump assumer des positions nouvelles dans le dossier de la Crimée. La relation Trump-Porochenko ne semble donc pas tout à fait à la hauteur de l’axe Washington-Kiev.
Ces célébrations du 24 août offrent donc à Petro Porochenko une occasion de se rappeler au bon souvenir de la Maison Blanche et d’assurer les Etats-Unis de sa détermination à maintenir une entente optimale, en outre jugée indispensable des deux côtés. Ces crispations en coulisses sont loin d’être insignifiantes. Alors que l’élection présidentielle de 2019 approche à grands pas, Petro Porochenko entend redorer son blason auprès d’un électorat qu’il faudra mobiliser, malgré les innombrables dysfonctionnements de l’Etat ukrainien, une corruption tentaculaire et une économie égrotante – la dette extérieure du pays a atteint 76,3 milliards de dollars en juin 2018, sur fond d’inflation et de stagnation des salaires.
Tous ces éléments constituent autant d’arguments pour l’opposition. Très impopulaire, Petro Porochenko accueille ses hôtes américains alors que sa principale concurrente, son ancienne alliée, l’ex-Premier ministre Ioulia Timochenko, a annoncé il y a quelques mois sa candidature pour l’élection de l’an prochain. Le président ukrainien n’a sans doute pas oublié qu’elle avait eu le privilège de rencontrer Donald Trump dans la plus grande discrétion en février 2017… soit plusieurs mois avant qu’il ne soit à son tour convié à Washington.
Petro Porochenko doit ardemment espérer que le défilé, en ce jour de fête de l’indépendance, enchantera son invité américain. Mais il est peu probable que la musique militaire ukrainienne et les uniformes suffisent à lui assurer le plein soutien de ses précieux alliés. Alors que Ioulia Timochenko est donnée favorite dans de nombreux sondages, Washington semble bien décidé à ne pas mettre tous ses pisanka dans le même panier…
Avec rtfrance