Plongée dans un fonds d’archives historiques d’Abidjan, dont les trésors ont été classés au patrimoine « Mémoire du monde » de l’UNESCO.
La série EE (Affaires politiques coloniales) renferme des trésors : sous des apparences de vieux papiers, la documentation qu’elle conserve constitue un des ADN du pouvoir politique de Côte d’Ivoire, à l’époque coloniale… et au-delà. Avant d’être le matériau privilégié des historiens, l’archive est un outil clé du pouvoir politique.
Parmi les différents papiers qui composent cette série EE, se trouvent des originaux et des copies de traités politiques passés avec les autorités africaines pré-coloniales au fil du XIXe siècle. Pourquoi établir cette collection ? Parce que la mémoire des traités dessine la cartographie de l’expansion coloniale, débord négocié et ensuite imposée par des vagues de répressions (baptisées de l’euphémisme colonial de « pacification »).
Un premier traité d’amitié est établi en 1843 entre le roi des Français, Louis-Philippe, et « le roi et les chefs d’Assinie ». Un premier « comptoir fortifié » français est ainsi installé à Grand-Bassam, suivant la logique coloniale d’Ancien Régime. La première grande vague de traités a ensuite lieu entre 1852 et 1853 depuis le « comptoir fortifié » de Grand-Bassam, qui relève sous le Second Empire du gouvernement français du « Sénégal et dépendances ». Des pactes sont signés par le commandant de Grand-Bassam avec les rois et chefs de village de Lefleguy et Csogo (1852), Thiara (1852), Potou (1853), Picaniny Bassam (1853) et de l’Ebrié (1853). Ces traités portent sur les questions d’installation de tête de pont coloniale (point fortifié et cession foncière), de pacte politique avec des pouvoirs locaux, et de franchises commerciales coloniales. Ce dernier point constitue d’ailleurs le cœur des négociations de la Conférence de Berlin en 1885. Dans cette course à l’Afrique de fin de siècle, les archives coloniales deviennent une arme politique sur lesquelles s’adossent les ambitions coloniales françaises.
Sont ainsi réédités officiellement les traités signés sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire afin de garantir l’installation française face aux autres puissances coloniales dans la région côtière et dans le secteur de la lagune ivoirienne. Cette réédition accompagne en réalité une offensive de nouveaux traités qui consacrent l’expansion coloniale française en Côte d’Ivoire : traité avec les Ebrié de la lagune (1886), avec le pays Bouboury (1886), avec le pays d’Indénié (1887), avec le pays de l’Abron et du Bondoukou (1888), de l’Anno (1889) qui comptent parmi les principaux pactes coloniaux signés en Côte d’Ivoire. Des copies manuscrites et dactylographiés des traités antérieurs conservés au Dépôt des papiers publics des Colonies, créé en 1776 et qui relève du ministère de la Marine et des Colonies, sont envoyés de Paris au lieutenant-gouverneur de Grand-Bassam pour constituer le socle de son administration coloniale naissante en Côte d’Ivoire. Mieux, dans ces années 1880, le sous-secrétariat d’Etat aux Colonies (qui est en cours de construction avant de devenir un ministère plein et entier) de la IIIe République naissante « officialise » les traités en ratifiant par décret (donc soumis à la discrétion du ministère des Colonies) dans le même mouvement les traités des années 1840-1850 et ceux des années 1880.
Sont ainsi posés sur le papier les fondements juridiques de la présence française en Côte d’Ivoire par une somme de traités qui n’étaient jusqu’alors que des alliances ponctuelles, locales et de circonstances. Car sur le terrain, la Côte d’Ivoire est en fait une mosaïque d’Etat plus ou moins « protégés », possédant des institutions différentes selon les mots d’Alexandre Roux [Le gouvernement de Clozel en Côte d’Ivoire (1903-1908), mémoire de maîtrise de l’université d’Abidjan]. « En Côte d’Ivoire, une kyrielle de traités a été signée… » écrit l’historien JV Zinsou, qui avance le nombre de 16 traités signés entre 1890 et 1922.
A travers l’exhumation de ces archives, se dessine la cartographie coloniale française en construction en Côte d’Ivoire au XIXe siècle, sa mutation du premier âge colonial vers le second, et ses stratégies réactivées au lendemain de la conférence de Berlin de 1885 pour justifier l’expansion à travers « son » Afrique face aux autres puissances coloniales. Les archives montrent également, en creux, l’écart entre la logique juridique française et la réalité des contacts avec les autorités traditionnelles africaines. Entre la signature de traités sur le terrain par des rois et des chefs africains et leur ratification par la France coloniale, un abyme gigantesque se dessine dès les origines de la colonisation. Cette diplomatie de papier n’a, à l’évidence, pas le même poids entre les deux partis. L’asymétrie bascule en faveur du colonisateur après la conférence de Berlin dans cet âge de l’impéralisme européen.
En 1893 est créée la colonie de Côte d’Ivoire dont le gouverneur Binger prend la tête ; deux ans plus tard, la Côte d’Ivoire est rattachée au gouvernement général de Côte d’Ivoire créé à Dakar en 1895. A partir de 1893, l’intégralité du programme colonial reste en réalité à imposer, malgré l’apparence des traités. Une administration coloniale française se développe à partir de 1893 en Côte d’Ivoire. Binger, conscient de la faiblesse de l’assise française totalement adossée au littoral et à la lagune, alterne entre négociations et répression des troubles. Surtout, il développe à la fin du XIXesiècle l’administration des cercles. Mais en 1899, sur les onze cercles existants, huit sont côtiers et trois seulement sont à l’intérieur des terres. En outre, en 1901 est instauré l’impôt par capitation, certainement la plus impopulaire des fiscalités en Afrique coloniale. Au gouvernement Binger succèdent à partir de 1903 les nouvelles offensives françaises en direction de l’hinterland, par la pression (gouvernement Clozel 1903-1907) puis par répression (gouvernement Angoulvant – de sinistre mémoire en Côte d’Ivoire – 1908-1916). Les traités du XIXe siècle ne sont plus qu’un lointain souvenir face à la réalité de la colonisation…
avec libeafrica4