C’est quoi, une manifestation ? C’est un regroupement de personnes qui, après avoir essuyé maints refus à leurs demandes, décident de montrer qu’ils représentent une force capable d’obliger les interlocuteurs à céder à leurs revendications. Un tel regroupement, pour qu’il ait quelques chances de succès, doit être chargé de menaces, comme dans tout rapport de forces. Une manifestation sans éventuelles conséquences, c’est-à-dire sans menaces, c’est du cinéma.
La principale menace, c’est avant tout, le risque de voir le mouvement s’amplifier et voir les colères s’exacerber, pouvant mener, sinon à la radicalisation, au moins à des blocages des outils de production ou la paralysie des institutions. Or, que voit-on depuis les années 70 ? L’Etat a, peu à peu, dépouillé les manifestations de leur côté menaçant. Toute possibilité de débordement a été canalisée en affectant aux manifestants des parcours balisés dans l’espace et le temps. Au fil du temps, ce principe est entré dans les mœurs, accepté et validé par les syndicats, les travailleurs et toute la population, au point que toute déviation équivaut à une rupture de contrat de la part des manifestants. Cela a abouti à l’utilisation du phénomène des « casseurs », présents désormais à chaque manifestation, pour introduire de plus en plus de règles restrictives, jusqu’au droit de manifester, comme cela a été tenté récemment.
Il n’est plus question de laisser se développer le moindre risque de radicalisation ou d’exacerbation. Les blocages éventuels, inciviques par essence, ont tendance à être criminalisés. Les centres de commandement des forces de l’ordre fonctionnent comme de véritables états-majors d’une armée en guerre. Les stratégies ne visent plus seulement à mettre en place les moyens permettant de veiller au grain et d’empêcher les débordements, elles sont aussi élaborées pour empêcher que les manifestations atteignent leur but, en les scindant, les encerclant et les dissolvant au moment voulu. En somme, les manifestations se résument en une foule plus ou moins dense se déplaçant d’un point à un autre, sur un trajet convenu à l’avance, et se dispersant à l’heure convenue. Les colères ? Les frustrations ? Les menaces intrinsèques dans tout mouvement de foule ? Tout cela est bien là, mais sur des pancartes sous forme de slogans éculés. Nous sommes entre gens civilisés, n’est-ce pas ? Il faut savoir maitriser ses colères et ses frustrations en toute circonstance, et la foule, autonome en principe, doit se calquer sur ces règles individuelles.
Avec de telles manifestations, qui n’ont de manifestation que le nom, le gouvernement et les patrons peuvent dormir sur leurs deux oreilles, et laisser plus ou moins faire, avec juste ce qu’il faut de vigilance, au cas où… Apparemment, ce léger petit risque, qui nécessitait encore un peu de vigilance, était encore de trop. Le gouvernement a décidé de n’autoriser les manifestations que dans des circuits fermés, comme dans des zoos. A quand les manifestations dans des stades fermés ? Ainsi, les autorités gardent la situation bien en main. Quand cette expérience sera bien rodée, peut-être verra-t-on quelques libertés nouvelles octroyées aux manifestants. Il pourra y avoir, par exemple, des espaces aménagés, le long des parcours, où les manifestants pourront déverser leur colère, cracher par terre ou lancer des cailloux dont le calibre a été défini à l’avance sur des effigies de patrons ou de ministres. Pour les plus violents, ils pourront se défouler sur des vitres mises en place la veille par les forces de l’ordre.
Cette nouvelle lubie du gouvernement est l’aboutissement logique de l’évolution absurde des manifestations en France depuis une quarantaine d’années. Elle n’est, cependant, pas moins hypocrite que les marches se voulant révolutionnaires parce qu’elles se déroulaient entre les places de la République et de la Bastille, deux symboles forts de la lutte en France. A manifestations symboliques, résultats symboliques. Quels patrons et quels gouvernements ne rêveraient pas de ce type de protestations ?
avec Réseau International