Pour parvenir au petit village d’Ambodilaza, situé à quelque 110 km de Toamasina, au nord-est de Madagascar, Roger et son fils James, accompagnés de leur famille, ont marché durant cinq heures depuis leurs plantations. Dans leurs baluchons, des feuilles de giroflier qu’ils comptent faire distiller dans un alambic traditionnel installé dans ce coin de brousse, noirci par les nombreuses cuissons au feu de bois.
Pas moins de seize heures de distillation du mélange de feuilles et d’eau seront nécessaires – de la veille au petit matin, quand la température est le plus fraîche – pour produire 4 à 5 litres d’essence de girofle. Sur cette quantité, un litre sera reversé au propriétaire de l’alambic pour couvrir le coût de la location de son appareil.
Revenu d’appoint
Collecteur d’essence de girofle pour le compte du suisse Givaudan, le leader mondial des arômes et parfums, Edram surveille le processus de production, qui touche à sa fin. La vapeur dégagée par le mélange passe dans l’alambic, où elle se condense, refroidie par l’eau acheminée de la rizière voisine par un réseau de tuyaux de bambous. Puis le distillat passe par une série de récipients et est déversé de l’un dans l’autre, permettant ainsi de séparer par pesanteur l’essence de l’eau encore présente.
Pour les paysans de la région, qui possèdent tous des girofliers sur leurs plantations, l’essence fournit un revenu d’appoint
Edram discute avec Roger et James des moyens d’améliorer la qualité de la production, du prix d’achat qu’il peut leur offrir, ainsi que des quantités qu’il est prêt à leur acheter de façon régulière. « Pour les paysans de la région, qui possèdent tous des girofliers sur leurs plantations, l’essence fournit un revenu d’appoint, notamment lors des périodes de soudure, quand les greniers à riz sont vides », explique-t-il, insistant sur la différence entre l’essence et le clou de girofle, le bouton floral du même arbre récolté une fois l’an, en novembre, et vendu sur un autre marché.
Tournée
Le collecteur du groupe basé à Genève, originaire de la région, sillonne toute l’année à moto les pistes défoncées de la zone de Vavatenina – où se trouve Ambodilaza – pour tisser des liens avec les cultivateurs et les propriétaires d’alambics. Comme lui, quatre autres collecteurs réalisent leur tournée sur une zone d’une trentaine de kilomètres le long de l’océan Indien, surnommée la Côte du Girofle, de Mahambo jusqu’à la baie d’Antongila.
Si Givaudan, qui détient 25 % de part de marché dans le domaine de la parfumerie, s’intéresse autant à cette essence de girofle, c’est que cette dernière contient une substance odoriférante naturelle très demandée par ce secteur : l’eugénol. Il entre dans la composition de nombreuses fragrances que les « nez » – les créateurs d’odeurs – conçoivent dans les laboratoires de Givaudan pour les clients, les marques de parfumerie comme Chanel ou Giorgio Armani, ou de cosmétique, telles que L’Oréal.
Quand le prix est élevé, certains cultivateurs trafiquent l’essence de girofle en la mélangeant à de l’eau, à de l’huile de palme ou à d’autres substances. Quand il est bas, tout le monde arrête de venir à l’alambic
Tromperie
« D’origine naturelle, l’eugénol est apprécié par nos clients. Il est de bonne qualité, n’a pas d’équivalent artificiel et peut être produit à un coût relativement peu élevé », explique Renaud Favier, responsable du développement de la filière girofle à Madagascar pour Givaudan. Installé dans le pays depuis 2014, notamment pour sécuriser les approvisionnements de cette denrée rare, ce Français travaille avec ses équipes à restructurer une filière qui souffre des pratiques perpétuées par les intermédiaires et les spéculateurs. « Les prix peuvent varier considérablement, de 15 000 ariarys (environ 4,50 euros) le kilo en période de sur-offre, jusqu’à 45 000 ariarys quand l’essence de girofle se fait rare », indique Edram.
Des cours en montagnes russes qui ont des effets pervers. « Quand le prix est élevé, certains cultivateurs trafiquent l’essence de girofle en la mélangeant à de l’eau, à de l’huile de palme ou à d’autres substances. Quand il est bas, tout le monde arrête de venir à l’alambic », regrette-t-il. Edram travaille en binôme avec Omar, son magasinier basé à Vavatenina, dont le rôle est de contrôler la qualité de la production – en débusquant les tentatives de tromperie – et de régler les paysans vendeurs.
Partenariat
Renaud Favier, qui veut établir un partenariat à long terme avec ces paysans, souhaite que les collecteurs soient pour eux des « techniciens-conseils du produit » avant tout et non des acheteurs opportunistes. « Nos prix d’achat varient. Nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas suivre le marché, mais nous refusons les variations brutales, affirme-t-il. Nous préférons rester dans une fourchette raisonnable, entre 29 000 et 35 000 ariarys le kilogramme. Avec des tarifs plus élevés que le marché quand les prix sont bas, et plus réduits quand ils sont hauts. »
Avec les producteurs les plus fidèles, notamment ceux qui sont organisés en groupement, l’entreprise suisse veut aller plus loin. Elle préfinance des alambics améliorés dont le rendement et la capacité sont bien meilleurs que ceux des appareils traditionnels.
Edram nous présente l’un de ces partenaires modèles, soutenus par Givaudan. Installé dans un village situé à une dizaine de kilomètres de la ville de Fénérive Est (Fenoarivo Atsinanana), Olivier met un alambic à la disposition d’un groupement de 20 cultivateurs. Il y a huit mois, Givaudan y a apporté des améliorations techniques, dont il vient de finir de rembourser le coût.
L’appareil, désormais doté de joints renforcés – évitant les pertes par évaporation – permet de produire 6 à 7 l d’essence par distillation, soit au moins 30 % de plus qu’un alambic traditionnel. Il tourne aujourd’hui à plein régime, et sa production, en forte hausse, est désormais plus régulière. À proximité de son habitation, Olivier nous dévoile également une pépinière de 1 800 plants destinés au reboisement, afin de remplacer le bois utilisé pour le chauffage.
Tablettes
Le groupe suisse, qui a doté ses cinq collecteurs de tablettes tactiles et d’une application maison nommée i-source, tisse sa toile dans la région. Il répertorie, dans une base de données comptant déjà 1 500 contacts, les acteurs de la filière, leur production et leurs transactions avec Givaudan. Parmi eux, on compte des cultivateurs, des propriétaires d’alambics, mais aussi des collecteurs externes, auxquels l’entreprise achète parfois des cargaisons d’essence.
Et, pour pousser jusqu’au bout la logique de filière intégrée, Givaudan a décidé d’investir dans la transformation locale, à hauteur de 10 millions d’euros pour un laboratoire et une usine de fabrication d’huiles essentielles à partir de girofle récolté à Madagascar. Inaugurées en septembre 2016 par le président Hery Rajaonarimampianina, ces installations flambant neuves sont implantées dans une ancienne palmeraie de la zone franche portuaire de Toamasina.
Encore en phase de rodage, Givaudan produit une palette de 10 types d’huiles essentielles expédiées directement vers ses unités de production de parfum en Suisse.
Avec jeuneafrique