Un dossier d’analyses internationales
de Samir Patrice EL MAAROUF
« Je ne suis ni d’Athènes, ni de Corinthe.
Je suis un Citoyen du Monde. »
Socrate
II- Mourir ignorés en Méditerranée : le cynisme européen en matière de gestion des flux migratoires
Depuis janvier 2015, c’est-à-dire en seulement sept mois, 2000 migrants, infortunés compagnons d’Ulysse, ont péri en pleine Méditerranée. Une zone de mort, un cimetière marin s’est établi de Tripoli à Lampedusa. 2000 migrants. Le chiffre est assommant. Assommant et scandaleux. Mais tout scandale mérite d’en réduire la part émotionnelle pour mieux en grandir la part rationnelle, c’est-à-dire d’en expliquer les causes et d’en dénoncer les mécanismes. Après avoir esquissé l’histoire et le vécu institutionnel dans lesquels s’origine la crise migratoire actuelle, il convient, à présent et au présent, de décomposer le spectre cynique de la politique migratoire européenne, ses fonctionnements et ses conséquences directes.
- Une périphérisation du problème
Quand le voyageur frappe à votre porte, barricadez-vous : telle est la morale que pratiquent au quotidien nombre de dirigeants européens en ce début de xxie siècle. La principale réponse politique de l’Europe à la misère migratoire contemporaine prend la forme d’un mur sourd et cynique. Les responsables continuent de repousser aux calendes grecques et aux déserts maghrébins tout problème migratoire, au point de conduire à une périphérisation assumée de la crise.
Et pour cause, en son temps, Otto Schily (premier ministre allemand de 1998 à 2005) avait brillé par son inventivité conceptuelle : « Je propose de créer des centres d’accueil dans les pays nord-africains […]. Dans la plupart des cas, il vaut mieux héberger les réfugiés à proximité de leur pays d’origine. »Ce disant, le premier ministre allemand avait assumé la paternité d’un concept aberrant : celui de l’hospitalité chez les autres. Accueillir, oui, mais accueillir ailleurs… Accueillir ailleurs, héberger vers l’origine, est-ce toujours accueillir, est-ce toujours héberger ?
L’objectif des instances dirigeantes européennes est donc de maintenir les migrants sur leur lieu de départ, ou à proximité. Or, déplacer les réfugiés le plus loin possible des frontières effectives revient à ne pas prendre en main le problème des réfugiés.
Cette politique de la périphérisation de l’asile s’accompagne d’une délégation du pouvoir sécuritaire. L’Europe et l’Algérie ont signé des accords pour que le travail ingrat de contention des flux migratoires africains soient délégués aux gardes-côtes et aux autorités militaires. En échange de quoi ? De promesses d’investissement. Les aides financières au développement sont pléthore dès lors qu’il s’agit de bénéficier en échange d’une lutte sécuritaire contre l’immigration illégale. Avant la chute du dictateur libyen, l’Italie avait alloué un budget de 40 millions d’euros à Kadhafi pour qu’il traque les clandestins dans son pays…
L’UE rêve de déplacer les frontières européennes en créant des sas d’accumulation et d’absorption des migrants. La Méditerranée n’est pas loin de constituer les douves-cimetières de la forteresse Europe. Car, en repoussant les migrants, l’Europe ne fait qu’accentuer la crise humanitaire méditerranéenne liée aux Révolutions arabes et à l’instabilité régionale. Les opérations de pushback sont les incarnations concrètes de ce cynisme européen qui n’hésite pas à ajouter des morts aux morts. Elément notable, ce cynisme a été souligné et condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme qui affirmait, en 2012 : « Aucun pays n’a le droit d’expulser en bloc un groupe de réfugiés sans examen du cas de chaque personne concernée. » Ainsi l’Europe accuse l’Europe de ne pas respecter ses propres codes humanistes, dans l’organisation cynique d’une délocalisation de l’accueil et de l’asile qu’elle doit à ses migrants.
Le cynisme européen, facteur de tensions internes en Méditerranée
Cette politique cynique et sécuritaire joue pleinement sur l’opinion publique. Exercer une politique d’expulsion des migrants, c’est agir sur l’inconscient collectif et créer dans les esprits une illégalisation, pour ne pas dire une haine du réfugié. N’a-t-on pas vu à Calais, en France, cet hiver même, des gangs d’extrême-droite se livrant à la chasse aux clandestins, avec pour objectif ouvert de tabasser ces voyageurs de la misère ?
Il faut dire que la politique consistant à concentrer en un même endroit les migrants en attente d’asile ou de reconduite à la frontière ne sert qu’à attiser les défiances. Défiance des « autochtones » que ces camps de réfugiés intriguent et angoissent, défiance des réfugiés eux-mêmes qui ne comprennent guère cette réponse institutionnelle qui pratique la « détention administrative » (autre concept étonnant qui aurait fait frémir Michel Foucault). La Commission européenne a déjà alerté les décideurs sur l’état déplorable des centres de rétention ; il faudrait aussi les alerter sur les risques que ces conditions dégradantes, ces mauvais traitements et ces privations de liberté comportent à l’égard de la paix civile et intérieure, si patiemment choyée au sein de Schengen.
Sur l’autre rive de la Méditerranée, le problème est le même. La périphérisation des flux de migrants et la délégation du pouvoir sécuritaire aux autorités nord-africaines entraînent des tensions importantes et menacent la solidarité intra-africaine. Le 2 juillet 2015, les forces de police marocaines investissent le quartier de Boukhalef, à Tanger, pour une vaste opération d’expulsion de migrants subsahariens. Deux Ivoiriens trouvent la mort en marge de ces opérations. Tragédie humaine qui se double d’une tragédie d’opinion : certains médias locaux se vautrent dans la violence haineuse et l’incitation à la défiance raciste. En octobre 2013, un Sénégalais avait été tué à l’arme blanche dans le même quartier de Boukhalef, dans le cadre de fortes tensions entre habitants tangérois et migrants subsahariens. Les incidents sont récurrents entre bandes organisées et groupes de migrants.
Des réponses nationales pour une crise globale
La France n’a accueilli que 500 réfugiés sur les 3 000 000 de déplacés qu’ont occasionnés quatre années de guerre civile en Syrie. La persistance de pays moteurs de l’UE, comme la France, à refuser l’établissement de quotas, mesure faible, mais mesure qui permettrait de rétablir un équilibre d’accueil entre les pays membres et à dégorger les flux montre bien que le quant-à-soi perdure sur les questions. A l’échelle du continent européen, si, en matière d’économie, c’est le consensus libéral, voire ultralibéral, qui triomphe, en matière de migrations, en revanche, c’est souvent l’égoïsme national qui prime. Les autorités européennes actuelles sont devenues les championnes d’une toute nouvelle discipline olympique : le lancer de patate chaude.
Ce qui frappe surtout, c’est l’absence de stratégie globale claire et d’analyse approfondie de l’hétérogénéité des flux migratoires. Peut-on traiter également les passeurs capturés, les réfugiés économiques, les réfugiés politiques et le cas particulier des enfants non accompagnés ? La réponse est bien entendu négative, car le problème des migrations en Méditerranée est polymorphe et multifactoriel : essor de l’EI, stagnation de la transition libyenne, guerre civile en Syrie, conflits fratricides au Sud-Soudan, misère économique et sociale persistante dans certaines nations d’Afrique du Nord. Chacun de ces facteurs entraîne une migration spécifique qui en appelle à une réponse ciblée et en même temps globale, c’est-à-dire agissant avec tous les acteurs dans une même direction efficace.
L’opération Eunavfor Med, qui cible les réseaux de passeurs libyens et qui a été lancée en juin dernier, s’intègre, disent les diplomates européens, dans une vaste « stratégie migratoire européenne » ; mais rien n’est dit de précis sur les directions politiques et idéologiques de cette stratégie, qui reste, à l’heure actuelle, un très vague flux de pensée.
Conclusion
L’afflux historique de migrants qui tentent de rejoindre précairement l’Europe via la Méditerranée (188 000 depuis janvier 2015, OIM) appelle une réponse historique. Le discours idéologique dominant est celui d’une illégalisation du phénomène migratoire entraînant haine et racisme dans l’inconscient collectif de l’opinioin. La seule réponse politique proposée est une politique offensive de pushback et de démantèlement des réseaux de passeurs (lancement de l’opération Eunavfor Med en juin 2015). Mais le mythe de Sisyphe n’est pas loin : démantelez tel réseau, un autre se formera le jour même, poussé par l’appât du gain et le vertigineux cycle contemporain de migrations. La réponse la plus équilibrée serait une réponse globale et plurielle qui lierait à la fois opérations de sécurité, opérations d’asile et opérations de co-développement. Rétablir la sécurité sur l’espace méditerranéen est une tâche interminable si les causes des flux ne sont pas identifiées et traitées. Des mesures exceptionnelles de droit d’asile et un rééquilibrage des quotas permettraient d’absorber le trop-plein de migrants. Enfin, l’UE détient également un rôle au niveau moral qui est celui d’accompagner le développement des nations déstabilisées pour éviter que les populations se jettent, à corps noyés, dans le miroir aux alouettes européen.
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