Les singes sont nos plus proches cousins, et pourtant nous les regardons mourir à petit feu. Pis, nous les menons à leur perte, à un rythme et à une ampleur jamais égalés. Dans une étude publiée dans Science Advances mercredi 18 janvier, trente et un primatologues internationaux dressent un tableau alarmant : si rien n’est fait pour rapidement réduire les pressions humaines sur les primates et sur leur habitat, nous assisterons à des extinctions de masse de ces animaux emblématiques d’ici vingt-cinq à cinquante ans.
En combinant la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la littérature scientifique existante et des bases de données des Nations unies, Alejandro Estrada, de l’Université nationale autonome du Mexique, et ses collègues ont effectué une méta-analyse du statut, des menaces et des efforts de conservation des cinq cent quatre espèces de primates au monde, depuis les puissants gorilles jusqu’aux frêles lémuriens en passant par les orangs-outans, les chimpanzés et autres bonobos.
Les résultats de cette étude, la plus vaste jamais conduite à ce jour, sont édifiants : les scientifiques estiment que 60 % des espèces de singes sont en danger d’extinction en raison d’activités humaines, et 75 % des populations accusent déjà un déclin. Quatre espèces de grands singes sur six ne sont plus qu’à un pas de la disparition, selon la dernière mise à jour de l’UICN, en septembre 2016. Or, ces animaux essentiels aux écosystèmes – ils contribuent au maintien et à la régénération des forêts en dispersant notamment des graines – jouent, en outre, un rôle central dans la culture, les traditions et même l’économie des territoires qu’ils occupent.
« La onzième heure »
Les primates, groupe de mammifères le plus riche en espèces après les rongeurs et les chauves-souris, se rencontrent dans quatre-vingt-dix pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Cependant, les deux tiers sont concentrés au cœur de quatre Etats seulement : le Brésil, Madagascar, l’Indonésie et la République démocratique du Congo. Si la grande majorité vit dans des forêts tropicales humides, les singes évoluent également dans les bois tempérés, les mangroves, les savanes, les prairies et même des déserts. Partout, leurs vies sont en danger : 87 % des espèces de Madagascar sont en péril, 73 % en Asie, 37 % en Afrique subsaharienne et 36 % en Amérique latine.
« C’est la onzième heure pour beaucoup de ces créatures, juge Paul Garber, professeur d’anthropologie à l’université de l’Illinois (Etats-Unis), qui a codirigé l’étude. Plusieurs espèces, comme le lémur à queue annelée, le colobe rouge d’Udzungwa, en Tanzanie, le rhinopithèque brun ou le gorille de Grauer, ne comptent plus que quelques milliers d’individus. Dans le cas du gibbon de Hainan, en Chine, il reste même moins de trente animaux. »
En cause, des menaces multiples, dont le poids n’a cessé de s’accroître au fil des années, et qui souvent s’additionnent. Les habitats des singes disparaissent ainsi sous la pression de l’agriculture (qui affecte 76 % des espèces), de l’exploitation forestière (60 %), de l’élevage (31 %), de la construction routière et ferroviaire, des forages pétroliers et gaziers et de l’exploitation minière (de 2 % à 13 %). De plus, la chasse et le braconnage touchent directement 60 % des espèces. A quoi il faut encore ajouter des périls émergents, tels que la pollution et le changement climatique.
Première incriminée, la demande effrénée de produits agricoles (soja, huile de palme, sucre de canne, riz, etc.) et de viande a accéléré la déforestation aux quatre coins de la planète, ainsi que la fragmentation des habitats. Entre 1990 et 2010, les cultures ont progressé de 1,5 million de kilomètres carrés (trois fois la superficie de la France) dans les régions où vivent des primates, tandis que le couvert forestier reculait de 2 millions de km2.
Une évolution fatale aux singes. La production d’huile de palme met ainsi gravement en péril les orangs-outans de Bornéo et de Sumatra, ces derniers ayant perdu 60 % de leur habitat entre 1985 et 2007. L’expansion des plantations de caoutchouc dans le sud-ouest de la Chine, elle, a provoqué la quasi-extinction du gibbon à joues pâles et du gibbon de Hainan. Et l’avenir n’incite guère à l’optimisme.
Les primatologues ont, de la même façon, quantifié l’impact des autres activités humaines sur nos parents quadrupèdes. Les chiffres donnent le tournis. L’expansion de l’agriculture industrialisée, de l’exploitation forestière, des mines ou de l’extraction d’hydrocarbures devrait accroître les routes et réseaux de transport de 25 millions de kilomètres d’ici à 2050 dans les zones de forêt tropicale. Le développement de douze mégabarrages hydrauliques dans l’Etat de Sarawak, en Malaisie, pourrait entraîner la perte de 2 430 km2 de couverture forestière, affectant les populations de gibbons de Müller, en voie de disparition.
Le commerce de singes, légal et illégal, est également pointé du doigt. Selon les données de la convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction, 450 000 de ces animaux ont été vendus vivants entre 2005 et 2014, et 11 000 supplémentaires en morceaux (corps, peaux, cheveux et crânes). Ces mammifères sont échangés pour la consommation de leur chair et l’utilisation des différentes parties de leur corps en médecine traditionnelle, comme talismans et trophées, pour la recherche biomédicale, les collections des zoos et enfin comme animaux de compagnie.
« Une révolution est nécessaire »
« Compte tenu de l’ampleur de leur déclin actuel et de l’augmentation à venir des pressions humaines, ni leur charisme ni leur statut d’espèces emblématiques ne seront suffisants pour préserver les primates de l’extinction, alerte Paul Garber. Leur conservation nécessite une révolution urgente et majeure de nos actions, tant leur disparition est aujourd’hui ancrée dans l’incertitude politique, l’instabilité socio-économique, la criminalité organisée, la corruption et des choix de court terme. »
« Nous alertons sur la situation des singes depuis des années, mais elle est bien plus grave que nous ne l’imaginions, déplore Russell A. Mittermeier, président du groupe de spécialistes des primates de l’UICN et l’un des auteurs de l’étude. Pourtant, des efforts de conservation ont été réalisés de longue date : grâce à eux, l’ordre des primates n’a connu aucune extinction au cours du XXe siècle. Mais ces actions sont aujourd’hui insuffisantes. »
Les auteurs proposent alors un modèle pour protéger ces animaux à une échelle nationale, régionale et locale, tout en répondant aux besoins humains. Parmi les pistes évoquées, ils appellent à associer les populations locales à la gestion des forêts – leur source vitale de revenus –, à lutter contre leur pauvreté et à limiter la croissance démographique. « Il s’agit de construire des économies locales fondées sur la préservation des arbres, en développant par exemple l’écotourisme autour des primates, développe Paul Garber. Et former les communautés, en particulier les décideurs et les jeunes, aux programmes de conservation. »
La reforestation fait également partie des solutions, de même que l’expansion des zones protégées, qui constituent des sanctuaires à long terme. La réintroduction de certaines espèces a déjà fonctionné, notent les auteurs, à condition que les animaux soient nés dans la nature et non élevés en captivité. La poursuite de la recherche scientifique in situ est cruciale. Mais surtout, les primatologues appellent les populations à réduire leur empreinte écologique dans les régions où évoluent les primates.
La situation n’est pourtant pas perdue d’avance, estiment les chercheurs. « Les gorilles de montagne, présents dans la région des Grands Lacs africains, sont les seules populations de grands singes en hausse. Nous devons encore faire preuve de prudence – il n’en reste que huit cent quatre-vingts –, mais cette réussite résulte de la collaboration, sur le long terme, entre les communautés et les autorités, avec l’aide des scientifiques, assure Liz MacFie, du groupe de spécialistes des primates de l’UICN, qui n’a pas participé à l’étude. Les gorilles sont maintenant perçus comme extrêmement précieux. Leur conservation profite à toutes les espèces qui dépendent des services rendus par les forêts, y compris les humains. »