Instigateur de l’uberisation du secteur de la couverture santé, Boubacar Sagna dirige la startup AFIA Care (santé, en swahili), fondée en 2014 à Toulouse. Né en Mauritanie d’une mère malienne et d’un père sénégalais, le «Sahélien, pur sang du cash-to-health», comme il aime se présenter, revient sur son parcours et son combat pour lutter contre les carences de l’assurance maladie au Sénégal. Là où le gouvernement peine à améliorer ses services, la startup pourrait être profitable aux 70% à 80% de Sénégalais qui ne disposent pas de couverture santé, selon l’OMS.
C’est dans l’écosystème de la clinique pasteur de Toulouse que la jeune pousse, anciennement nommée «Yenni», opère actuellement un virage dans son business model : «Nous développons une nouvelle plateforme et des points « cash-to-mobile », où les utilisateurs pourront recharger leur téléphone en crédit santé. La diaspora africaine sera, elle, en mesure de créditer directement sur le téléphone de ses proches de l’argent depuis l’étranger via la plateforme. Elle aura également la certitude que l’achat sera effectué dans une pharmacie ou chez un médecin», explique le CEO. Les utilisateurs auront d’autre part la possibilité de se constituer une épargne dédiée.
UN SERVICE ATTRACTIF POUR LES SÉNÉGALAIS, CAR «LES GROS ASSUREURS ONT UN PROBLÈME DE RECOUVREMENT, ALORS QUE NOUS PERMETTONS L’INCLUSION FINANCIÈRE POUR N’IMPORTE QUEL CITOYEN. CHACUN POURRA CONTRACTER UNE ASSURANCE OU MICRO-ASSURANCE, RÉGLER SES FRAIS MÉDICAUX ET SA MUTUELLE. LES UTILISATEURS POURRONT AUSSI PAYER LA CMU DIRECTEMENT VIA LA PLATEFORME, UNE COTISATION QUI S’ÉLÈVE À 3 500 FCFA CHAQUE ANNÉE», AJOUTE BOUBACAR SAGNA.
Prépotence de la diaspora
«L’espoir, c’est l’histoire de ma vie», confie Boubacar Sagna. Avec sa famille, il fuit en 1989 la Mauritanie pour le Sénégal. À l’université de Dakar, il rencontre au détour d’un livre l’historien Bartolomé Bennassar. Le coup de foudre est immédiat : «J’ai écrit à l’université de Toulouse pour faire part de mon souhait d’étudier sous la houlette de cet éminent professeur». Le voilà débarqué dans la ville rose, où il découvre le quotidien de la diaspora africaine : «Tout le monde m’a soutenu, a donné quelque chose pour que je puisse m’installer. Quand vous gagnez votre vie, c’est à votre tour d’envoyer de l’argent, c’est naturel. La diaspora peut envoyer jusqu’à 60% de son salaire. Dans notre culture, chaque citoyen est débiteur des autres à un moment de sa vie». Une réalité qui le pousse à travailler après sa maîtrise d’histoire moderne. Il opte pour un job de plongeur dans le centre-ville pour financer ses études et celles de ses sœurs et frères.
En 2010, il entre à la mairie de Toulouse et se retrouve en charge de la coopération de la ville avec celle de Sali, au Sénégal. Une opportunité qui va lui permettre de se rendre dans son pays six mois par an : «Plus anthropologue qu’historien, selon mes proches, j’ai pu analyser mon pays et me pencher sur les questions de santé. Ne jamais juger, mais essayer de comprendre», raconte-t-il.
À Toulouse, le maire de l’époque perd en 2014 les élections et Boubacar Sagna, son emploi : «Je n’étais pas de nationalité française. Je ne pouvais pas être titulaire de la fonction publique». Sa tante le contacte un jour pour lui demander une aide financière pour des raisons médicales. «Nous les immigrés, nous avons un chantage affectif lié à la santé. À ce moment là, nous sommes capables de creuser notre découvert pour donner de l’argent», affirme le CEO d’AFIA Care. Mais Boubacar Sagna n’est pas en mesure de répondre à la requête de sa tante, car son statut de travailleur temporaire ne lui offre aucun droit. C’est notamment pour éviter ce genre de situation qu’il décide de créer «une entreprise qui ait du sens».
Il se renseigne sur le fonctionnement de la sécurité sociale française : « Celle-ci se base sur la mutualisation. Un système inconcevable au Sénégal, à cause des 70% à 80% d’emplois informels qu’occupe la population». Seule solution, la prise en charge des dépenses de santé par la diaspora, qu’il optimise et rationalise dans un premier temps pas système de cartes prépayées. Demain, ce système laissera place à une plateforme, car «80% des habitants ont un téléphone, dont 40% un smartphone. Actuellement, l’électricité et la bande passante sont faibles, mais demain elles seront effectives. Je me suis dit qu’il fallait rentrer dans les téléphones mobiles. Une prochaine levée de fonds est prévue pour communiquer sur le service et assurer la qualité du service client». Boubacar Sagna l’affirme : 2018 est une année 0 pour l’économie de la diaspora. «Pour la première fois, une génération comprend qu’il y a une économie et un business de la diaspora».
«Un startuper, c’est un coureur de fond»
Boubakar Sagna a essuyé bien des difficultés. «Je ne pouvais pas être dirigeant d’une startup, car j’étais un ancien travailleur temporaire. Je suis devenu entrepreneur par accident. J’ai tout appris sur le terrain. Un startuper, c’est un coureur de fond», explique le CEO d’AFIA. Il se tourne alors vers Lassina Gbakalé qui partage les mêmes problématiques. Ce dernier prend le poste de président et Boubacar Sagna celui de directeur général, tous deux actionnaires à 50/50.
Au Sénégal, «notre startup a été plutôt bien accueillie, mais la jeunesse est vue comme un handicap. Les médecins ont l’habitude de travailler avec les grandes sociétés d’assurances. J’ai dû me battre, convaincre les médecins d’accepter de rejoindre notre réseau. Les clients aussi, car nous ne communiquions que via les réseaux sociaux. Il s’agissait principalement de bouche à oreille», raconte Boubakar Sagna.
Car les deux entrepreneurs ne connaissaient pas grand-chose au monde de l’entreprise : «Nous avons créé notre société en 2014 sans écosystème. Nous sommes allés à la Chambre du commerce pour qu’ils nous aiguillent sur la forme juridique. Eux-mêmes ne savaient pas comment nous classer ! Nous avons perdu du temps et de l’énergie. Les levées de fonds, a contrario, permettent de se consacrer à 100% sur l’entreprise».
Mais la startup a encore un objectif de rentabilité à atteindre. «Nous avons été éduqués par le terrain. Je pourrai résumer ces quatre années d’expériences avec un proverbe africain : « Le fleuve emprunte des chemins tortueux parce qu’on ne lui a pas indiqué le bon chemin ». On a découvert que le nom « Yenni », par exemple, ne fonctionnait pas au Mali ni en Guinée. Pas de mentor non plus pour les jeunes entrepreneurs, face à un premier « business model » rogné par les marges prises par les banques et les Fintech. On ne pouvait plus gagner d’argent du tout !».
Exporter le modèle dans l’Afrique francophone
Un projet souvent jugé trop ambitieux, mais Boubacar Sagna indique «l’avoir fait, car nous ne savions pas à quoi nous attendre. Nous étions motivés par le fait de permettre au maximum d’Africains d’avoir accès à la santé. Nous avons ramé, travaillé et comme tout startuper qui n’a pas d’argent, nous avons pitché. C’est comme cela que nous avons pu être subventionnés par la clinique Pasteur. C’était en 2016».
Après quatre années de galère, le CEO d’AFIA Care voit enfin le bout du tunnel. Dernièrement, il a voyagé avec le président de la République ; Xavier Niel (PDG de Free) ou encore avec Stéphane Richard (PDG d’Orange). Un réseau qui l’a aidé et qui lui permet d’être bien mieux entouré qu’au départ.
La startup bénéficie depuis peu du soutien de la Délégation pour l’entreprenariat rapide (DER) au Sénégal. L’Etat avait annoncé en mars dernier avoir débloqué un fonds de 30 milliards destiné à l’entrepreneuriat et mis à la disposition des jeunes et des femmes les moyens pour faciliter leur développement sur le territoire. «Avec la force de l’économie digitale, nous avons rapidement eu des clients jusqu’à Zuiguinchor. Nous avons 150 structures de santé dans tout le Sénégal», ajoute Boubacar Sagna. Mais l’entrepreneur cherche désormais à travailler sur le service client : «Nous nous sommes rendu compte que dans les points relais, certains étaient mal accueillis. Nous avons parfois été très techniques et pas assez pragmatiques». A court ou moyen terme, AFIA Care entend bien offrir à la Guinée, au Mali, à la Côte d’Ivoire et aux autres pays francophones le service de santé que tout un chacun mérite.
Source : La Tribune Afrique