La mort de l’opposant Étienne Tshisekedi aurait pu marquer une trêve politique, le temps de le mettre en terre. Elle a, au contraire, déclenché d’interminables discussions, prenant en otage le corps du défunt. Chronique de plus de quinze jours de palabres.
«Non, désolé. Depuis les funérailles, on ne peut plus se recueillir sur le corps. Il est chez nous, mais il n’est pas visible. Nous n’attendons plus que la date de son rapatriement. Au revoir. » Au bout du fil, la voix féminine est lasse de devoir se répéter une énième fois. Embarrassée aussi : cette société de pompes funèbre d’Ixelles, dans la capitale belge, s’est retrouvée, des semaines durant, au centre d’une querelle qui la dépasse.
En principe, les corps des défunts ne transitent dans ses chambres froides que quelques jours. Celui d’Étienne Tshisekedi, décédé le 1er février, y patiente toujours. Le décès du légendaire opposant de la RD Congo aura, en effet, donné lieu à une surréaliste empoignade frisant souvent l’indécence, de Bruxelles à Kinshasa. Au menu : bluff, coups bas et larmes de crocodile en abondance.
Quand sera-t-il inhumé ? Où ? Comment sera transporté le corps ? Avec quelle délégation ? Surtout, qui occupera le poste de Premier ministre, à Kinshasa, au moment de son arrivée ? Chacune de ces questions a fait l’objet de déclarations fracassantes et d’âpres négociations en coulisse.
L’homme fort des négociations
Lorsque l’opposant historique décède, des négociations sont déjà en cours entre pouvoir et opposition depuis un mois, à Kinshasa. Le 31 décembre, un « accord » a été signé pour mettre fin à l’incertitude née de l’expiration du dernier mandat constitutionnel du président Joseph Kabila. En principe, le deal paraît simple : ce dernier peut rester en place jusqu’à la prochaine présidentielle, mais le chef du gouvernement doit être désigné par l’opposition.
« L’opposition », c’est alors surtout Étienne Tshisekedi, 84 ans, dont trente-sept à avoir combattu tous les présidents congolais successifs. Malgré la fragilité manifeste de sa santé, il a encore pu réunir, grâce à son aura, l’essentiel de l’opposition derrière lui, à commencer par l’autre poids lourd de la coalition, Moïse Katumbi, l’ambitieux ancien gouverneur de l’ex-province du Katanga.
Lettre scellée
Étienne Tshisekedi fait sa proposition concernant la primature dans une lettre scellée, remise aux évêques catholiques congolais – les médiateurs de la crise –, avec pour destinataire le président Joseph Kabila. Demande-t-il la désignation de son fils Félix au poste de Premier ministre, comme cela sera ensuite dit ? Les évêques refusent de dévoiler le contenu avant de l’avoir remise en main propre au chef de l’État. Sauf que, des semaines durant, ils vont tenter en vain de le rencontrer.
En son palais, le président Joseph Kabila se tient, comme souvent, en retrait des discussions. Mais ses lieutenants refusent, en tout cas, qu’un nom lui soit imposé. « Nous avons dit à l’opposition de respecter certaines formes, explique un ministre. Il fallait qu’elle propose plusieurs noms. »
Les funérailles, nouvel argument du changement politique
Nous en sommes là lorsqu’Étienne Tshisekedi, atteint d’une thrombose, est évacué à Bruxelles par avion privé le 24 janvier. Le 30 janvier, à la clinique Sainte-Elisabeth, il subit une opération sous anesthésie générale, à la suite de laquelle il est plongé dans le coma. à Kinshasa, Félix tient toujours la barre des négociations qui doivent le désigner, lorsqu’il apprend le décès de son père, le 1er février. Dans tout le pays, c’est un choc. Les négociations sont évidemment interrompues. Mais chez les militants tshisekedistes, le déni initial cède vite à la colère puis à une exigence : former le nouveau gouvernement tout de suite, pour s’occuper des funérailles.
Le pouvoir osera-t-il arrêter Moïse Katumbi s’il rentre à Kinshasa avec la dépouille du patriarche ?
Sur le plan politique, l’opposition vient en effet de perdre un atout. Dans ce pays, où manifester revient souvent à risquer sa vie, Étienne Tshisekedi était la seule personnalité capable de soulever les foules kinoises sur son seul nom. C’était l’un des principaux moyens de pression pour amener le pouvoir à négocier. De ce point de vue, il y a un risque que l’enterrement du patriarche soit le dernier rassemblement de cette ampleur à Kinshasa. L’opposition met donc tout en œuvre pour faire appliquer l’accord au préalable.
Tharcisse Loseke désigné comme négociateur avec la famille Tshisekedi
D’autant que, déjà, au sein de la majorité, des voix remettent en cause l’accord. Le gouvernement temporise : il confie à Tharcisse Loseke, le vice-ministre des Finances, le mandat de négocier avec la famille l’organisation de funérailles nationales. Comme le Premier ministre, Samy Badibanga, Loseke fait partie de ces anciens membres de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) très proches de Félix, et qui l’ont quitté – et blessé – pour entrer au gouvernement. Il refuse catégoriquement de négocier avec eux.
Félix prépare alors son voyage pour Bruxelles, mais ne veut pas laisser son frère Christian derrière lui. La confiance entre eux est relative : par le passé, ce dernier a déjà constitué un canal de négociation alternatif entre la famille et le pouvoir. Félix propose à son frère de prendre l’avion avec lui. Mais ce dernier restera à Kinshasa durant l’ensemble des cérémonies en Belgique.
Avion belge ou congolais ?
Pendant ce temps, à Bruxelles, les préparatifs vont bon train. Dans l’appartement familial de Woluwe-Saint-Pierre, le fils aîné, Jean-Claude, et la veuve alitée, Marthe, reçoivent le 3 février la visite de Didier Reynders, le ministre belge des Affaires étrangères et de son envoyé spécial pour la région des Grands Lacs, Renier Nijskens. Les deux hommes viennent présenter leurs condoléances, mais aussi régler les cérémonies qui vont suivre.
La Belgique met les moyens : elle prête le palais 2 du Parc des expositions du Heysel, un espace de 4 500 m2 au pied de l’Atomium de Bruxelles, pour le dimanche 5 février. Une messe est programmée pour le jeudi 9, en la basilique du Sacré-Cœur de Koekelberg, la plus grande église du pays. Enfin, le gouvernement belge propose de mettre à disposition un avion pour rapatrier le corps, au cas où le gouvernement congolais se trouverait dans l’incapacité de le faire.
Ce simple détail prendra, par la suite, une importance capitale : l’affréteur de l’avion aura un droit de regard sur l’heure de l’arrivée du corps à Kinshasa (et donc sur le niveau de mobilisation) et sur la délégation qui montera dans l’appareil. Le gouvernement congolais va lui aussi, proposer de prendre le vol en charge…
Amitiés et intérêts politiques
Le 3 février toujours, Samy Badibanga tente un coup de poker. Il sait son poste menacé par l’accord du 31 décembre et a commencé à imaginer, avant même le décès de Tshisekedi, un coup d’éclat pour se légitimer. Ce matin-là, à Washington, il met son plan à exécution : il parvient à se faire photographier aux côtés du président américain Donald Trump lors d’un événement médiatique. « Rencontre au sommet », exulte le site internet de la primature. Curieusement, la presse américaine, qui scrute les moindres faits et gestes du nouveau président, ne prend pas la mesure de ce « succès diplomatique indéniable ».
De retour à Bruxelles, Badibanga appelle son ancien ami : il veut participer à la messe du 9 février. Pendant des années, ces deux-là ont été inséparables. Les voici désormais rivaux pour le même poste. Félix le dissuade de venir. L’amitié pèse peu face aux rivalités politiques. Il arrive même que les liens familiaux s’en trouvent distendus.
Un autre homme s’imagine, en effet, avoir une bonne chance d’accéder à la primature au même moment : Raphaël Katebe Katoto, le demi-frère aîné de Moïse Katumbi. Ce riche métis, résidant en Belgique, était un proche d’Étienne Tshisekedi, l’un des rares à pouvoir l’approcher. Politiquement, le décès du « Vieux » le prive de son meilleur atout. Néanmoins, son influence a été cruciale pour bâtir l’alliance entre Katumbi et Tshisekedi, et il estime que ses efforts méritent récompense. Ce n’est pas l’avis de Félix. Le 5 février, une rumeur malveillante est diffusée sur les réseaux sociaux, mettant en cause Katebe dans la mort du patriarche. L’intéressé réagit sur Facebook, démentant l’information. Dans ce contexte malsain, il renonce à se rendre à la messe prévue le lendemain.
Mausolée
Entre Katebe et Félix, Moïse Katumbi choisit de prendre fait et cause pour le second : il fait tout pour l’aider à devenir Premier ministre. Pour continuer à peser, l’ancien gouverneur du Katanga a besoin d’une alliance solide avec une personnalité de poids. Après la disparition d’Étienne, il ne voit plus que Félix dans ce rôle. Pour ce dernier, cette alliance avec cet homme richissime et bien connecté a aussi des avantages… Les deux hommes s’entendent bien en tout cas : ils se voient régulièrement et se parlent quotidiennement.
Peut-être discutent-ils du communiqué que le parti de Tshisekedi s’apprête à publier à Kinshasa, le 8 février. En exigeant la construction d’un mausolée pour enterrer le « Vieux » – comme ce fut le cas pour Laurent-Désiré Kabila – et une nomination du Premier ministre comme préalable aux funérailles, il va faire singulièrement monter les enchères. « Tshisekedi n’était pas un chef d’État assassiné en exercice pour avoir droit à un mausolée ! » s’étrangle une source à Kinshasa.
Moïse Katumbi exposé dangereusement
Une autre initiative est discutée entre Félix et Moïse : ce dernier s’apprête à faire une déclaration, en marge de la messe à Koekelberg. Ce jour-là, il annonce s’apprêter à rentrer au pays avec la dépouille de Tshisekedi. Or, depuis juin 2016, Moïse a dû rester en exil en raison d’une condamnation à trois ans de prison dans une obscure affaire immobilière. C’est donc un nouveau coup de pression sur les autorités de Kinshasa. Oseront-elles l’arrêter au milieu de la foule d’opposants venue accueillir le corps du patriarche ? Si elles le font, ne risquent-elles pas de renforcer sa stature ? « Moïse sous-estime notre détermination à l’interpeller », répond un ministre. À Kinshasa, maintenir Katumbi hors jeu est devenu une obsession.
Mais avant d’espérer rentrer, mieux vaut préparer le terrain. En cherchant la protection de la Mission de l’ONU en RD Congo (Monusco), par exemple. Pour cela, il s’active chez les Occidentaux. Après la messe, il déjeune à Bruxelles avec Guillaume Lacroix, conseiller Afrique de Jean-Marc Ayrault, ministre français des Affaires étrangères. Ils calent les détails d’une rencontre avec Ayrault qui aura lieu, discrètement, au Quai d’Orsay, le 13 février, avant que Katumbi ne s’envole vers les États-Unis.
Quelques jours plus tôt, le 10 février, Moïse avait déjà rencontré Reynders, en compagnie de Félix. À chaque fois, on lui sert le même discours : « Nous souhaitons la nomination du Premier ministre au plus vite, et Katumbi doit pouvoir rentrer. » De là à lui promettre la protection des Casques bleus face à son propre gouvernement…
Félix oui, mais sans Moïse
Devant cet activisme, le pouvoir congolais ne reste pas les bras croisés. Le 14 février, le ministre de la Communication, Lambert Mende, s’érige en gardien de la décence : « Nous devons terminer le deuil avant de reprendre une activité normale. » Pendant ce temps, son collègue des Affaires étrangères, Léonard She Okitundu, se trouve en Europe pour tenter de desserrer l’étau.
Le 10 février, il a rencontré Reynders pour sa toute première visite en Europe. Ancien de l’ONG Caritas, ce fin diplomate sait parler la langue des chancelleries occidentales. Auprès de son homologue belge, il conteste la légitimité des sanctions européennes prononcées en décembre contre plusieurs responsables des services de sécurité congolais – l’autre moyen de pression sur Kinshasa.
Dialogue impossible
Le soir même, She rencontre discrètement Félix dans la capitale belge. Entre les deux hommes, qui ont négocié ensemble l’accord du 31 décembre, le contact est facile. Il tente de lui faire comprendre qu’il serait plus aisé pour lui d’être nommé à la primature sans son encombrante alliance avec Moïse. Puis le ministre réussit un dernier coup avant de rentrer à Kinshasa : le 15 février, il est reçu par le Premier ministre belge, Charles Michel, pendant plus d’une heure.
Pendant plus de quinze jours, l’organisation des funérailles de Tshisekedi n’aura pas avancé d’un iota. Ce qui sera apparu clairement, en revanche, c’est le blocage persistant entre le pouvoir et l’opposition. Cela augure bien mal de leur capacité à travailler ensemble pour organiser une présidentielle qui n’a de cesse de s’éloigner.
SAMY BADIBANGA FAIT DE LA RÉSISTANCE
Tout en exprimant sa « grande consternation » à la suite de « la disparition de celui qui nous a guidés […] sur le chemin de la liberté », dans un communiqué diffusé le 6 février, le Premier ministre Samy Badibanga semble de nouveau croire en son destin ces dernières semaines.
Nommé le 17 novembre, cet ancien compagnon de route d’Étienne Tshisekedi paraissait condamné, du fait de l’accord du 31 décembre. Celui-ci prévoyait en effet la désignation d’un nouveau Premier ministre par le « Rassemblement de l’opposition », plateforme dont il ne fait pas partie. Mais les interminables discussions sur son application lui ont offert un sursis qu’il aimerait voir se prolonger.
Cohabitation ?
Son entourage plaide, en effet, pour la nomination d’un nouveau gouvernement élargi à l’opposition, mais qu’il continuerait de diriger. « On ne voit pas le président nommer Félix Tshisekedi, estime un de ses proches. Une cohabitation avec ce radical risquerait de bloquer les institutions du pays. »
Originaire du Grand Kasaï, Badibanga se sent par ailleurs conforté par la Constitution congolaise. « Le changement de Premier ministre ne peut intervenir qu’après un décès, une démission ou une motion de censure à l’Assemblée nationale », affirme son entourage. Reste que ladite assemblée est toujours contrôlée par la majorité présidentielle. Une carte de plus dans le jeu du chef de l’état.
Avec jeuneafrique