Alors que les Trente Glorieuses se caractérisaient par une séparation entre une vie professionnelle productiviste et une vie domestique consumériste, l’époque actuelle tend à estomper cette frontière, comme l’indique le développement du « blurring ».
Les nouvelles générations aspirent à davantage de cohérence entre leurs valeurs et pratiques personnelles, et celles qu’ils portent par leur travail. Plusieurs auteurs, dont David Graeber, ont ainsi mis en évidence ces dernières années la crise existentielle des post-baby-boomers, enfermés dans des « bullshit jobs » et qui recherchent des activités plus concrètes et manuelles.
Et si cette souffrance au travail cachait une partie de la solution à l’un des principaux problèmes de notre temps : la métamorphose de nos modes de vie vers plus de durabilité ?
La porosité entre les sphères de vie constitue un puissant moteur de changement social, comme l’a déjà montré la diffusion massive des technologies de l’information et de la communication. Les geeks n’ont en effet pas attendu que leurs entreprises les équipent des dernières technologies pour s’en emparer à titre personnel, et la digitalisation massive du travail alimente en retour celle de la sphère privée.
Mieux-être au travail
Une étude sociologique a permis de mettre en lumière ce mécanisme social dans le domaine de la transition écologique : le transfert de pratiques environnementales du domicile au travail.
Ces praticiens de l’écologie sont appelés des « transféreurs » : soit des individus qui mettent en œuvre sur leur lieu de travail des pratiques environnementales dont ils sont familiers à leur domicile.
On retrouve bien sûr dans cette catégorie des militants écolos qui cherchent à convaincre leurs collègues. Il faut cependant noter que c’est la recherche d’un mieux-être au travail qui reste la première raison d’agir chez la plupart de ces transféreurs. Il s’agit pour eux de réduire le décalage vécu entre leur vision d’un monde (« qui ne peut pas continuer comme cela ») et leurs pratiques au travail (« qui font comme si de rien n’était »).
Le transfert est en quelque sorte une réponse à une dissonance cognitivede plus en plus difficile à supporter au quotidien. Par ailleurs, on trouve chez ces transféreurs le souhait de favoriser des relations professionnelles plus conviviales, dont les pratiques environnementales peuvent être un vecteur.
Jardiner entre collègues
Quelques exemples dans les entreprises.
Depuis deux ans, Lorraine, qui travaille dans un grand groupe d’énergie, s’est convertie au « zéro déchet » à la maison avec ses deux enfants. Elle cherche désormais à installer une démarche zéro papier dans une des tours de la Défense.
Chloé, employé au siège d’un grand distributeur, se sent proche du mouvement des Colibris, fondé entre autres par Pierre Rabhi, et rêve de transformer le site où elle travaille tous les jours en « Oasis ». En attendant, elle y cultive un potager avec quelques collègues.
D’autres exemples, cette fois dans le secteur public : Agathe, qui travaille dans un conseil départemental, a depuis longtemps un composteur dans son jardin. Elle a commencé à l’alimenter avec le marc de café récupéré à son bureau. À son retour de congé maternité, le « virus » avait contaminé l’ensemble du personnel du site et un composteur collectif a été installé.
Brigitte est responsable d’une bibliothèque dans une collectivité, elle a toujours été très attentive à ses consommations d’énergie à la maison, question d’éducation, mais n’a jamais osé en parler au travail. Jusqu’au jour où elle a eu l’occasion d’animer le concours d’économie d’énergie « Cube 2020 » qui lui a donné un prétexte pour libérer cette parole.
Mails, navigation Internet, stockage des données : comment réduire son impact énergétique au bureau https://t.co/Q8WQPerax7 pic.twitter.com/SYM9wClDsj
— The Conversation France (@FR_Conversation) October 30, 2017
Convaincre la majorité indifférente
Aussi sympathiques soient-elles, la portée de ces initiatives individuelles reste faible tant qu’elles ne se transforment pas en un processus collectif de changement des pratiques dans toute l’organisation.
Les transféreurs parviennent assez souvent à agréger autour d’eux un petit groupe de salariés volontaires intéressés par le développement durable. Ensemble, se réunissant sur leur temps de pause, échangeant via les réseaux sociaux ou application de messagerie, ils parviennent à monter des actions qui favorisent l’adoption de pratiques plus durables par leurs collègues.
Le caractère informel de ces groupes fait leur force car ils n’ont pas à subir la lourdeur des processus hiérarchiques ; mais il constitue aussi leur faiblesse. Pour obtenir des changements à l’échelle de l’organisation, il faut pouvoir les négocier avec les multiples entités impliquées : management, RH, communication, personnel technique…
Sans compter que pour convaincre la majorité indifférente de leurs collègues, il faudra mettre en place toute une série de stratégies concrètes et ludiques. Bref, un lourd travail pour un petit groupe d’amateurs.
Comment l’écoconception s’est imposée dans les entreprises https://t.co/tjIpiUDliA pic.twitter.com/A64yis9OzF
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Identifier et valoriser les transféreurs
Ne serait-ce pas justement le travail des services RSE (responsabilité sociétale des entreprises) de favoriser la transition écologique des organisations ? Certes, mais dans les grandes organisations, ces transféreurs ne sont pas faciles à identifier par les services RSE, plus tournés vers le comité de direction et le rapport annuel.
Pour capitaliser sur le phénomène social du transfert, les RSE auront une révolution culturelle à conduire : passer de la posture du stratège qui définit des orientations sans forcément avoir de moyens d’agir, à celle de coach qui identifie les transféreurs et appuie leurs initiatives pour les diffuser plus largement.
Quant aux pouvoirs publics qui ont la charge d’orchestrer la métamorphose sociétale de la transition écologique, il est temps qu’ils s’adressent directement à ces transféreurs pour les valoriser – ils craignent souvent la stigmatisation – et pour faire naître des vocations.
La communication publique s’est jusqu’ici focalisée sur le consommateur dans son espace privé sommé d’adopter les écogestes qu’on lui prescrit. On devrait considérer l’individu dans sa globalité, en parlant aussi à la personne au travail, comme un acteur du changement organisationnel.
Bannir gobelets en plastiques et photocopieuses
Il revient aussi à chacun de s’interroger sur une norme sociale bien ancrée culturellement : la surconsommation au travail, encore largement acceptée voire favorisée par les dispositifs techniques mis à disposition – photocopieurs-imprimantes, gobelets plastiques, etc.
En effet, la consommation y est d’abord considérée comme un facteur de production, et la priorité demeure la productivité. Mais la transition écologique nous invite à considérer aussi le travail comme un lieu de consommation à part entière, dont les pratiques demandent un exercice collectif de réflexivité.
Les transféreurs sont à l’avant-garde de ce réexamen de nos pratiques de consommations dans le domaine professionnel. Jusqu’ici invisibles, ils sont présents dans une grande variété d’organisation. Peut-être avez-vous reconnu votre voisin de bureau ou vous-même ?
En œuvrant à la mise en place de pratiques environnementales, ils contribuent à transformer le monde du travail, qui pourrait alors devenir une chambre d’écho, bien plus puissante que toutes les campagnes de sensibilisation, pour diffuser la transition écologique dans la société.
Avec weforum