Avec près de 40 000 expatriés, les Chinois forment la première communauté étrangère d’Algérie. Ils y ont la réputation d’être travailleurs, sérieux, discrets… Mais aussi généreux en bakchichs.
Nous sommes à Allaghane, à 150 km à l’est d’Alger, dans la base de vie de China Railway Construction Corporation (CRCC), l’entreprise chargée de la réalisation d’une autoroute entre la capitale et Béjaïa. Ce matin d’avril, devant des villageois venus se plaindre des retards d’indemnisation après la démolition de leur maison, l’expropriation de leurs terres ou le déracinement de leurs oliviers, Hang Chang, l’un des superviseurs du projet, explique à grands éclats de rire ce qui différencie les Chinois des Algériens : “Vous manger, dormir, pas beaucoup travailler…Chinois pas dormir, Chinois travailler.” La réunion expédiée, il monte dans son pick-up et fonce vers l’un des nombreux chantiers où s’active une armée de ferrailleurs, maçons et autres bétonneurs. Pas de temps à perdre : l’autoroute doit être achevée avant la fin de 2016.
Slimane, 65 ans, ancien directeur d’un centre de formation dont la maison fraîchement construite a failli être rasée par les bulldozers de CRCC, approuve les propos de Hang Chang. “Les Chinois sont des fourmis, les Algériens des cigales, philosophe-t-il. Sérieux, efficaces, performants, ils travaillent comme si c’était pour le compte de leur pays. Ils prennent soin de leur matériel et n’ont pas de chef au-dessus de la tête pour les surveiller.
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Les Algériens feraient bien d’en prendre de la graine.” Ils n’en finissent pas d’étonner, ces Chinois ! Et bien sûr de conquérir l’Algérie, où tout est à construire ou reconstruire.Les chiffres donnent le tournis. Près de 40 000 Chinois y travaillent, formant la plus importante communauté étrangère, loin devant les Français, les Turcs ou les Syriens. En 2014, les autorités ont délivré quelque 24 000 visas à des ressortissants chinois, dont 90 % de visas d’affaires.
Appétit
Détrônant la France, la Chine est devenue le premier fournisseur de l’Algérie, avec 6,7 milliards d’euros en 2014. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika, en 1999, les groupes chinois ont raflé pour plus de 17 milliards d’euros de projets. En visite à Pékin du 28 avril au 1er mai, Abdelmalek Sellal, le Premier ministre, a livré ce chiffre encore plus impressionnant : 790 entreprises chinoises ont décroché des marchés dans des créneaux économiques qui vont du bâtiment à l’importation de chips ou de clous.
Autoroutes, barrages hydrauliques, hôpitaux, transport ferroviaire, écoles, logements, hôtels… Aucun secteur n’échappe à l’appétit des Chinois. Pour 1,2 milliard d’euros, même la grande mosquée d’Alger a été confiée à ces “communistes athées”, comme le maugréent les islamistes. Cette présence accrue, visible, soutenue, a récemment fait l’objet d’un colloque international à l’université de Constantine. Bref, parler d’un “empire chinois” en Algérie n’a rien d’exagéré.
Ingénieur en génie civil, Hassan, 35 ans, travaille avec CRCC depuis une dizaine d’années. Avec le temps, il a fini par mieux connaître les Chinois. “Ils ont une organisation et une discipline quasi militaires, analyse-t-il. Ils peuvent mettre 300 camions et 1 000 employés sur un tronçon de 10 km sans que la coordination des travaux ne soit perturbée. Avant la répartition des tâches, tout le monde assiste aux briefings, même le cuisinier qui prépare les repas. Comme les Espagnols, les Chinois aiment faire la sieste, ce qui les rend plus performants. Un jour, une délégation ministérielle venue d’Alger a dû attendre la fin de la sieste des travailleurs pour pouvoir inspecter un chantier.”
Le savoir-faire, la discipline ou la célérité dans la livraison des projets n’expliquent pas tout. Le bakchich compte aussi, et la pluie de contrats qui se déverse sur les entreprises chinoises en Algérie alimente soupçons et allégations de corruption. L’exemple le plus marquant est celui de l’autoroute est-ouest, “projet du siècle” de 10 milliards d’euros dont la réalisation a été en partie confiée au consortium Citic-CRCC. À l’issue d’un procès qui s’est achevé début mai à Alger, celui-ci a été condamné à une amende de 5 millions de dinars (45 000 euros) pour corruption.
Courtoisie
Présents depuis deux décennies en Algérie, les Chinois ont fini par nourrir clichés et autres stéréotypes. Peu respectueux des coutumes locales, mécréants, mangeurs de chiens et de chats, calculateurs, fourbes, voleurs de travail ou buveurs d’alcool… Les préjugés sont aussi nombreux que réducteurs. “C’est tout le contraire ! juge Djaafar, 55 ans. Ils sont discrets, aimables et d’une extrême courtoisie.” Lui a pourtant des raisons de leur en vouloir. Dans quelques semaines, cet instituteur devra quitter la maison qu’il a mis des années à construire avant de la voir réduite en poussière par les bulldozers de CRCC.
Beaucoup de Chinois sont escortés lorsqu’ils sortent des bases de vie de leur entreprise. © Omar Sefouane
Débarqué du Sichuan il y a deux ans, Weng, 42 ans, conducteur de travaux sur un chantier de l’autoroute, est prêt à prendre racine en Algérie. Si sa femme et son fils de 10 ans lui manquent, il loue cependant les vertus de ce nouvel eldorado : “Algériens bien, Algérie beaucoup dollars.” De fait, de plus en plus de Chinois achètent des commerces et des appartements en ville, prennent la nationalité algérienne (2 000 cas) ou épousent des Algériennes après s’être convertis à l’islam.
En octobre 2013, la télévision publique avait même diffusé une cérémonie de mariage collectif entre Chinois et Algériens en guise de preuve de leur intégration. De retour d’un récent voyage en Chine, Ali Haddad, président du Forum des chefs d’entreprise (FCE), a suscité la polémique en proposant aux Chinois de venir en Algérie pour faire du business et y prendre épouse. Bien qu’il ait démenti ces propos, la polémique contribue à accréditer l’idée que l’on permet tout aux Chinois.
La cohabitation entre deux communautés de culture, de langue et de mode de vie différents peut parfois virer à l’affrontement. Ce fut le cas en août 2009, quand des rixes ont opposé des habitants de Bab-Ezzouar, banlieue est d’Alger, à des commerçants chinois qui s’étaient installés dans le quartier. Alors, dans les bases de vie où les entrées et sorties sont strictement contrôlées pour cause de menace terroriste, c’est la Chine ou une partie de la Chine qu’on importe. Terrains de basket, tables de ping-pong, cuisine et bières chinoises, smartphones made in China, connexion internet pour garder le contact avec les proches… Tout est fait pour que l’émigré ne se sente pas dépaysé. Et que son rendement soit élevé.