L’histoire a oublié qu’en 1608, après un périple de quatre ans, Nsaku Ne Vunda fut reçu par le pape Paul V, devenant le premier ambassadeur africain au Vatican. Envoyé par Alvaro II, roi du Kongo, pour consolider le catholicisme dans son pays et rappeler au pape « le caractère antichrétien de l’esclavage », il mourut d’épuisement trois jours plus tard. De ce prêtre kongo, baptisé Dom Antonio Manuel, il ne reste qu’un buste en marbre noir et un portrait visible au palais du Quirinal, à Rome.
Dans son roman Un océan, deux mers, trois continents, qui a reçu le prix Ahmadou-Kourouma vendredi 27 avril au Salon du livre de Genève, Wilfried N’Sondé donne une voix à Nsaku Ne Vunda. L’écrivain français, né à Brazzaville, imagine la terrible odyssée durant laquelle il observa de près la traite négrière, essuya des tempêtes, survécut à une attaque de pirates et fut incarcéré par les royaumes d’Espagne et du Portugal.
Wilfried N’Sondé signe, avec ce livre, tout à la fois le portrait d’un héros méconnu, un roman de pirates et un témoignage troublant sur la traite transatlantique au XVIIe siècle.
Qu’est-ce qui vous a attiré chez Nsaku Ne Vunda ?
Wilfried N’Sondé D’abord sa capacité à résister et à rester intègre. C’est quelque chose qui manque beaucoup aujourd’hui, dans le monde et en Afrique. Il représente aussi une dimension universelle : un homme qui vient d’un village perdu près du fleuve Kongo et qui se découvre une empathie pour tous les humains, sans distinction de couleur, de religion ou de sexe.
Il incarne enfin une époque où les ressortissants du continent africain pouvaient être reconnus pour ce qu’ils étaient en Europe, particulièrement au Vatican. C’est bien de s’en souvenir, car je pense que notre vision de l’histoire des trois continents [Afrique, Europe, Amériques] est déformée par l’intervention des théories des races au XVIIIe siècle. Il y a eu une époque extrêmement longue où la théorie des races n’existait pas. Quelque part, nous sommes arriérés aujourd’hui quand nous continuons de considérer qu’il y a plusieurs races humaines.
Qu’est-ce qui se joue sur le bateau ?
Le bateau est un laboratoire de l’humanité, avec les relations qui se tissent et les rapports de domination. On a reproché à mon livre de montrer des Africains en train de vendre leurs « frères ». Mais pour le capitaine, les matelots ne sont pas ses frères. Pour le roi du Kongo, les gens qu’il vend ne sont pas ses frères. Ce sont encore des déformations.
Les sociétés s’organisent souvent en pyramide et un bateau qui transporte des esclaves en est une sorte de modèle réduit. L’appât du gain motive tout. Il y a des productions théoriques pour justifier l’organisation en pyramide. On parle de nobles, de serfs, d’esclaves, d’officiers, d’ambassadeurs… On invente des qualificatifs qui ont la prétention de devenir autant de déclinaisons de la nature humaine.
Votre manière de présenter la traite dans votre roman a créé des remous dans le public au Salon du livre de Genève…
Un matelot au XVIIe siècle, c’est un serf qui fuit la campagne. Sur le bateau, il est moins bien nourri que les esclaves, il n’est pas soigné et il a une espérance de vie de deux ans. C’est une victime collatérale de ce système-là. On n’est plus en train de dire que les Européens mettent en esclavage les Africains, mais qu’il y a des accointances internationales pour surexploiter des êtres humains. Ce qui permet de comprendre l’état d’esprit du roi du Kongo : il était motivé, dans sa relation avec les Portugais, par l’appât du gain, au détriment de sa population.
C’est un comportement qui se retrouve aujourd’hui chez les dictateurs africains. Il n’a pas fallu attendre la colonisation et la post-colonisation pour avoir, comme aujourd’hui au Congo, des dirigeants qui ne s’occupent que de leur enrichissement personnel au détriment de la population. Et c’est une bonne nouvelle, car, comme les responsabilités incombent aux dirigeants, il n’y a pas besoin des Européens pour changer ça. Les pays africains peuvent changer tous seuls !
Pourquoi avoir écrit ce roman aujourd’hui ?
La traite transatlantique est un phénomène traumatique pour les populations américaines, africaines et européennes. C’est un héritage douloureux et commun. Je pense qu’il s’agit de faire acte de réconciliation. Je ne pense pas qu’on avance dans la confrontation. Grâce au roman, je ramène l’esclavage à des considérations humaines, et pas seulement politiques et économiques, pour qu’on comprenne que ça nous concerne tous. J’espère que ça dérange les peuples de ces trois continents de se rendre compte qu’à un moment de l’histoire, ce genre de traitement des humains était possible. Et qu’on dise tous ensemble : nous ne voulons pas de cette humanité-là.
Avec lemonde