En vivant à l’ombre des mastodontes de leur secteur, des chaînes commerciales de taille modeste ont réussi à se faire une place au soleil. Revue de détail de leurs stratégies.
A ma droite, Decathlon : 292 magasins, plus de 60.000 employés et 8,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans le monde (dont 5 milliards en France). Un mastodonte qui s’adjuge la moitié du marché français du sport. A ma gauche, Le Vieux Campeur, 48 boutiques (dont une trentaine dans le 5 e arrondissement de Paris), 450 salariés et 140 millions d’euros de chiffre d’affaires. Le combat semble inégal. Pourtant, la petite enseigne parisienne (+ 2,66% de croissance et 1,2 million d’euros de bénéfice en 2014) résiste depuis quarante ans au rouleau compresseur de la grande distribution.
Son secret ? Un positionnement bien pensé, selon Michel Desbordes, professeur de marketing du sport à l’Inseec : “Ski, alpinisme, plongée… L’enseigne se concentre sur des activités de plein air appréciées d’une clientèle urbaine aisée. Sur chacune, il adopte un positionnement haut de gamme, offrant un large choix, des marques prestigieuses et un service de qualité. Une stratégie élitiste qui fonctionne parfaitement.” Le Vieux Campeur est loin d’être un cas isolé. Dans un environnement dominé par les grandes enseignes, quelques irréductibles résistent encore et toujours à l’uniformisation de l’offre. Des PME ou des entreprises de taille intermédiaire qui ont chacune leur propre stratégie pour tirer leur épingle du jeu.
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Jouer la complémentarité
CarGo, une entreprise familiale, opère depuis 1988 sur le marché de la location de véhicules. Avec 400 agences et 4.300 véhicules, cette PME de Chambéry (Savoie) n’est pas de taille à faire de l’ombre aux Hertz, Avis et Europcar, qui contrôlent les trois quarts du marché. C’est pourquoi, plutôt que de rivaliser frontalement avec ces grands concurrents, elle s’emploie à développer une offre complémentaire.
“Nous n’opérons ni dans les gares ni dans les aéroports, mais nous sommes partout ailleurs : nous complétons leur maillage, explique Dominique de Saint Leger, l’un des quatre frères qui dirigent la société. Et si nous avons quelques grands comptes, nous travaillons surtout avec des artisans et des PME, car il est plus facile de nouer avec eux une relation de confiance durable. Nous jouons beaucoup sur la proximité : si un client a besoin d’une voiture en bas de chez lui à 7 heures du matin, nous la lui livrons !” Le concept fonctionne : CarGo et ses 85 employés réalisent un chiffre d’affaires de 28 millions d’euros et dégagent des bénéfices.
Monter en gamme
Spécialisée dans la distribution de produits photo et vidéo, l’enseigne Camara chasse sur les terres de la Fnac, de Darty et de Boulanger. Les 130 magasins de son réseau jouent à fond la carte de la spécialisation. “Des employés qui se contentent de poser une boîte sur un comptoir, de lire un code-barres et d’encaisser, il y en a beaucoup. En revanche, des vendeurs capables d’ouvrir la boîte, d’expliquer le fonctionnement de l’appareil et de donner des conseils, c’est plus rare. C’est ce que nous faisons. Dans certains magasins, nous proposons même des formations gratuites à nos clients”, raconte Francis Dupas, président du groupement SAPC qui fédère les magasins.
Depuis l’avènement de la photographie numérique (et la perte des revenus liés au développement des pellicules et au tirage des photos), le réseau a opéré une montée en gamme. Il cible désormais les passionnés, les experts et les pros. Et ça marche : l’enseigne (425 salariés, 100 millions d’euros de chiffre d’affaires) s’octroie 25% de parts de marché sur les appareils moyen et haut de gamme, ceux qui génèrent le plus de marges et ne sont pas concurrencés par les smartphones.
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Plus confidentielle, l’enseigne O’CD prospère sur une niche délaissée par les grands distributeurs de produits culturels : l’occasion et les fonds de catalogues. “La Fnac et Cultura vendent les 20% de films et de disques qui font 80% du chiffre d’affaires du secteur, résume son fondateur, Félix Boisson de Chazournes. Nous, nous vendons les 80% qui génèrent les 20% restants. Notre business model n’est pas de vendre mille fois un film, mais mille films une fois.”
Seize boutiques dans le centre des grandes villes (dont Paris, Lyon et Genève), de 12.000 à 16.000 références dans chacune d’elles, des vendeurs pointus et passionnés : le concept O’CD fonctionne depuis 1994. Les articles sont mis en rayon à un tarif avoisinant 12 ou 13 euros. Ceux qui ne sont pas vendus au bout de trois mois voient leur prix baisser progressivement, jusqu’à finir à 1 ou 2 euros devant la porte du magasin.
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“C’est un peu comme à la Bourse, poursuit Félix Boisson de Chazournes. La cote d’un film ou d’un CD varie selon sa rareté ou l’actualité culturelle. La sortie d’un nouveau James Bond, par exemple, provoque un regain d’intérêt pour les anciens épisodes.” L’activité de cette PME de 70 salariés pâtit elle aussi du téléchargement légal et illégal, qui plombe les ventes de CD et de DVD. Mais le retour en vogue du vinyle lui a permis de stabiliser son chiffre d’affaires à 6,5 millions d’euros.
Imiter les grands
Sur certains marchés, il peut se révéler judicieux de s’inspirer de la stratégie des ténors. Jean-Louis Petruzzi, patron de Menway, a ainsi décidé d’imiter les géants de l’intérim (Manpower, Adecco, Randstad) en élargissant son activité au recrutement et à la gestion de carrière. Plusieurs acquisitions ont fait de son entreprise un groupe RH présent sur ces trois métiers.
“Sans nous comparer aux grands, nous essayons d’appliquer leur réflexion stratégique à une échelle locale et régionale, explique-t-il. Intégrer toutes ces compétences nous permet d’appréhender l’ensemble des besoins de nos clients, au-delà du seul travail temporaire. C’est un positionnement que peu d’entreprises de notre taille adoptent.” Créée en 2002, la société basée à Metz emploie 300 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 150 millions d’euros. Elle compte une cinquantaine d’agences en France.
Attaquer le leader
Enfin, quand on est un outsider, il peut être tentant d’aller chatouiller l’acteur dominant. C’est ce que cherche à faire Funécap sur le marché des services funéraires. Depuis sa création en 2010 par Ophiliam Management, un fonds de gestion privé, le groupe a réalisé une cinquantaine d’acquisitions. Celle de la franchise Roc-Eclerc en juillet 2015 l’a hissé au rang de numéro 2 du secteur.
Philippe Gentil, associé de Funecap © DR
Avec 250 millions d’euros de chiffre d’affaires, la société reste loin du leader OGF (540 millions), qui comprend les Pompes funèbres générales, l’opérateur historique. Mais le morcellement de ce marché pesant 2 milliards d’euros lui laisse de belles perspectives de croissance. “Nous développons une offre en propre et une autre en franchise, avec l’ambition d’égaler le leader, explique Philippe Gentil, l’un des associés. Nous voulons devenir un groupe de marques ciblant les différents segments du marché, un peu comme Accor dans l’hôtellerie.” Il est donc possible de se faire une place aux côtés d’un acteur dominant. En attendant de devenir soi-même un gros poisson.
Carrément Fleurs
Nombre de magasins : 31
Chiffre d’affaires 13,5 millions d’euros
Leaders du secteur : Monceau Fleurs, Le Jardin des fleurs
Plébiscité, Bruno Pain compte ouvrir 15 boutiques en franchise cette année. © Ulrich Lebeuf pour Management
Bruno Pain, créateur et DG
“Nous offrons à nos à nos franchisés 100% de rentabilité en plus que nos concurrents “
“Après six années passées à améliorer et à finaliser notre concept de magasins de fleurs, nous avons décidé de nous lancer en franchise. Pour convaincre des entrepreneurs de nous rejoindre, nous leur demandons deux fois moins de royalties que nos concurrents. Là où Monceau Fleurs (130 magasins) et Le Jardin des fleurs (70 boutiques) exigent environ 6% du chiffre d’affaires, nous prenons 3%, plafonnés à 12.000 euros par an. Certes, cela fait moins d’argent pour la tête de réseau, mais les franchisés peuvent ainsi doubler leur rentabilité et vivre mieux. Nous recevons d’ailleurs beaucoup de demandes d’adhésion. Jusqu’ici nous n’en retenions que 1%. Cette année, nous doublons ce chiffre avec l’ouverture prévue de quinze nouvelles boutiques.”
Findis (électroménager Proxi Confort, Domial, Extra…)
Nombre de magasins : 1.200 (six enseignes)
Chiffre d’affaires : 300 millions d’euros
Leaders du secteur : Conforama, Darty, Boulanger
Au cœur des villes, Frédéric Jumentier chez un de ses franchisés Extra, près de Nantes. © Franck Tomps pour Management
Frédéric Jumentier, président du groupe
“Notre plus ? La proximité avec le client”
“Nous opérons dans des villes de moins de 20.000 habitants, où l’impact des grandes enseignes est moins fort et le contact direct avec le commerçant, un argument de poids. Nos clients apprécient les magasins de proximité pour l’accueil, le conseil et le service après-vente. En revanche, ils craignent de trouver moins de choix et de payer plus cher que dans les grandes enseignes. La mission du groupe est de remédier à cet inconvénient. Pour offrir un large choix, nous stockons en entrepôt 35.000 références livrables à J + 1. Le concept fonctionne bien : les magasins qui utilisent nos outils de communication (sites d’e-commerce pros et personnalisés, newsletters…) enregistrent une croissance supérieure de 3% à la moyenne générale du secteur.”
Neoness (salles de fitness)
Nombre de salles : 17
Chiffre d’affaires : NC
Leaders du secteur : l’Orange bleue, Moving, Nextalia
Céline Wisselink (à gauche) et Marie-Anne Teissier secouent le petit monde du fitness. © Stéphane Remael pour Management
Marie-Anne Teissier et Céline Wisselink, cofondatrices
“Nous avons misé sur le low-cost”
“Chez nous, on ne paie que ce que l’on consomme ! s’exclame Marie-Anne Teissier. L’abonnement mensuel coûte 10 euros. Il comprend l’accès à la salle et à nos machines de cardio-training et de musculation pendant les heures creuses de la journée. Pour avoir accès aux heures pleines, les clients ajoutent 10 euros ; pour assister aux cours collectifs, encore 5 euros ; 50 centimes pour prendre une douche, etc.
Même en cumulant toutes les options, il est difficile de trouver moins cher ailleurs. Dans nos clubs, il n’y a ni hammam ni piscine ni sauna, parce que ces équipements, très coûteux, feraient décoller le prix des abonnements, alors qu’ils ne sont utilisés que par 5% des adhérents. Nous venons de lever 25 millions d’euros pour ouvrir huit nouvelles salles cette année.”
O’CD (vente de disques, de DVD et de jeux vidéo)
Nombre de magasins : 16
Chiffresd’affaires : 6,5 millions d’euros
Leaders du secteur : La Fnac, Cultura
Félix Boisson de Chazournes surfe sur le retour en grâce des vinyles. © Stéphane Remael pour Management
Félix Boisson de Chazournes, fondateur et DG
“Aux gros les best-sellers et à nous tout le reste !”
“Tandis que la Fnac ou Cultura se concentrent sur les blockbusters et les nouveautés, nous vendons le reste: les films et les disques qui ne sont plus à la mode, les fonds de catalogues, les occasions, etc. Nous profitons du désengagement des grandes enseignes sur des produits jugés trop peu rentables pour être conservés en stock. Ce faisant, nous faisons vivre la diversité culturelle.”
3 questions à Daniel Ray, professeur de marketing
Daniel Ray est responsable de l’Institut du capital client au sein de Grenoble Ecole de management © DR
Management : Quelle est la meilleure stratégie pour résister à une grande enseigne ?
Daniel Ray : Il en existe deux, principalement. La première consiste à cibler une niche sur laquelle l’acteur dominant n’est pas ou peu présent. La seconde, à se différencier de lui en misant sur une innovation de rupture.
Mais cela ne se rencontre pas tous les jours. On peut alors essayer de proposer au consommateur une meilleure expérience client.
Management : Qu’entendez-vous par là ?
Daniel Ray : L’expérience client désigne l’ensemble des émotions et des sentiments ressentis par un client avant, pendant et après un achat. C’est l’addition de nombreux paramètres : la publicité, l’ambiance dans le magasin, le contact avec le vendeur… Un acteur disposant de gros moyens peut facilement copier un produit ou un concept marketing. En revanche, il lui sera pratiquement impossible de reproduire l’expérience client d’un concurrent.
Management : Pourquoi cela ?
Daniel Ray : Parce que construire une relation avec ses clients demande du temps et une culture particulière. Certes, les grands groupes forment leurs employés à la pratique du SBAM (sourire/bonjour/au revoir/merci). Mais plus leurs canaux de distribution sont nombreux, plus ces process deviennent difficiles à appliquer. Et, au final, le client va là où il se sent le mieux accueilli.
avec capital