Cela fait maintenant plus d’une décennie que l’actualité internationale et régionale au Moyen Orient en dehors des décomptes macabres et quasi-quotidiens des morts en Irak, en Afghanistan, au Pakistan et maintenant en Syrie est ponctuée par ce qu’il est convenu d’appeler : le dossier nucléaire iranien. Alimentée par des accusations répétées et les démentis catégoriques, cette polémique suffisamment relayée et entretenue par une hystérie médiatique qui frôle l’overdose ne laisse pas au profane la sérénité nécessaire pour démêler le vrai du faux, ce qui révèle du fantasme de la réalité, les procès d’intention des faits avérés. Finalement comme le Produit Intérieur Brut dont tout le monde parle sans jamais savoir ce qui permet de l’exprimer, très peu de personne savent exactement ce que renferme cette polémique qui vient de prendre un tour nouveau avec l’accord intérimaire signé par l’Iran et le groupe des 5+1 à Genève le 24 Novembre 2013.De quoi est-il question?
C’est au milieu des années 1950 dans le contexte de la guerre froide que l’on retrouve les premières impulsions du programme nucléaire iranien. Après avoir réinstallé le shah sur son trône en 1953, les américains vont bâtir leur système de défense du monde libre au Moyen Orient à partir de l’Iran qui partage alors 2500 kilomètres de frontières avec l’Union Soviétique et constitue un excellent point de vu sur le golfe persique par où transite l’essentiel du pétrole qui alimente l’occident et le Japon. En 1957 Washington et Téhéran signent un accord de coopération nucléaire sous le chapitre “Atoms for peace”. Le Shah devient le gendarme du Golf et aide les États Unis à sauvegarder l’existence d’Israël. En 1959, les Etats-Unis équipent d’un réacteur de 5MW un centre de recherche logé au sein de l’université de Téhéran. En 1968, l’Iran signe le traité de non-prolifération nucléaire et le ratifie en 1970.
La première moitié des années 70 vont voir les prétentions du Shah en matière nucléaire se préciser. Il a les moyens de ses ambitions. En 1973, les prix du pétrole sont multipliés par 4 par l’OPEP en guise de représailles à la défaite militaires des pays arabes face à Israël et à l’attitude de la communauté internationale sur ce conflit. Le monde plonge dans une grave crise économique et le Shah engrange une manne colossale. Il fonde par décret en 1974 l’Organisation de l’Energie Atomique de l’Iran avec pour mission expresse de coordonner un vaste programme de construction de centrales nucléaires et mener des recherches pour maîtriser le cycle de l’atome. Pour lui, le pétrole sera épuisé un jour et il est dommage d’utiliser « ce produit noble » pour faire fonctionner des usines et éclairer des maisons. Cette décision a été largement influencée par une étude universitaire américaine qui prévoyait la fin du pétrole pour les années 1990 et conseillait à l’Iran de développer l’énergie nucléaire s’il ne voulait pas être dépendant sur le plan énergétique d’autres pays. La même année il se rend en France et signe avec le Président Giscard des engagements pour une vaste coopération nucléaire entre leur deux pays notamment dans le domaine de la formation. Il accorde un prêt 1 milliard de dollars à la France, par le biais du Commissariat à l’énergie atomique et l’Iran acquiert des actions d’Eurodif, le consortium européen d’enrichissement de l’uranium et le droit de disposer de 10 % de la production de l’usine. Le programme nucléaire fut donc porter à bout de bras par les occidentaux notamment les américains à travers la fourniture de réacteurs ou des plans d’usines. Toute cette bienveillance prend fin brusquement avec la victoire de la Révolution Islamique en 1979 qui renverse le Shah. Dès lors le pays au sujet duquel le président Carter avait affirmé le 31 Décembre 1977 «aucune autre nation du globe n’est aussi proche de nous dans l’organisation militaire de notre sécurité mutuelle. Aucune autre nation n’est en consultation aussi étroite avec nous sur les problèmes régionaux qui nous concernent et les uns les autres.», devient la bête noire des Etats-Unis qui mettront un point d’honneur à troubler le sommeil de ses nouveaux dirigeants : Embargos, sanctions économiques, diplomatiques et militaires, guerre avec l’Irak tout y passe mais rien ne semble arrêter le chemin de la révolution qui a fêté en février dernier son 35ème anniversaire.
C’est désormais dans un contexte hostile que l’Ayatollah Khomeiny ordonne le 9 avril 1979, la reprise du programme nucléaire qui avait été interrompu. Il dénonce tous les contrats passés avec les occidentaux à l’exception de l’Allemagne qui devait assurer la construction de la centrale de Busher. En représailles, la France lors de la mise en marche de l’usine Eurodif en 1981, s’oppose au fait que l’Iran reçoive comme prévu sa part d’uranium enrichi. Elle fera également des difficultés pour rembourser le prêt de 1 milliard de dollars. Cette hostilité des puissances occidentales à son égard pousse l’Iran à rechercher d’autres partenaires pour la poursuite de son programme notamment l’Argentine, la Chine et le Pakistan. Cela a permettre à l’une de construire une importante infrastructure nucléaire qui sera révélée au monde à partir de 2002 par Alireza Jafarzadeh, opposant vivant en exil.
En pleine croisade contre la terreur lancée par Bush après les attentas du 11 septembre 2001 le moment était on ne peut plus commode pour les Etats-Unis pour qui « aucun Etat ne peut se désintéresser de l’avenir de l’Iran1 » de mettre en branle la machine diplomatique et médiatique. Les satellites en orbite sont reprogrammés pour scanner le pays et les fonctionnaires de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique sont brusquement jetés dans l’œil du cyclone. Tout le monde est pris dans l’engrenage et des pressions sont exercées sur les partenaires de l’Iran qui finissent par désister à l’exception de la Russie.
Il faut dire que les Républicains attendaient cette aubaine depuis 1979. On se souvient en effet qu’en 1980 Henry Kissinger avait fait campagne pour Reagan contre Carter avec le slogan : « qui a perdu l’Iran ? ». Les européens dont la voix est inaudible dans la gestion des affaires du proche et Moyen-Orient, ne sont pas en reste. En septembre 2005, les ministres des Affaires étrangères de France, d’Allemagne et du Royaume-Uni, ainsi que le Haut Représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère, accusent l’Iran dans une tribune parue dans le Monde et le Wall Street Journal, de fabrication de l’arme atomique alors même qu’il était encore simplement question de mise en place d’infrastructures nucléaire par ce pays. Le traitement de cette question ne se fera jamais dans la sérénité. Loin s’en faut !
Le caractère singulier de cette polémique est que les accusations ne procèdent d’aucune preuve tangible sur le caractère militaire du programme iranien mais de l’expression de doutes. Tout ce que les occidentaux reprochent à l’Iran est ainsi résumé dans la tribune susmentionnée : « (…) nous doutons que les ambitions nucléaires de l’Iran soient seulement pacifiques. En effet, cela fait 20 ans que l’Iran a un programme nucléaire clandestin, qu’il a longtemps nié. Il a également prétendu n’avoir bénéficié d’aucune aide étrangère, mais il a eu recours aux mêmes réseaux secrets que la Libye et la Corée du Nord. Les usines de Natanz et d’Ispahan sont, d’après l’Iran, chargées de fournir du combustible nucléaire pour des centrales civiles, mais celles-ci n’existent pas. » Dès lors, les iraniens qui estiment que leurs activités s’inscrivent dans la légalité internationale au vu des instruments juridiques en la matière ont beau jeu de dénoncer une cabale politicienne orchestrée par les Etats-Unis fortement poussés dans le dos par Israël qui a pour but de leur dénier leur droit légitime à bénéficier de tous les avantages liés au nucléaire civil.
L’impatience diplomatique et politique des américains d’une part et la surenchère des Israéliens sur l’imminence de la fabrication de la bombe par l’Iran d’autre part, vont exercer une forte pression sur l’AIEA. Cette structure créée en 1957 dans le but d’encourager et faciliter la recherche, le développement et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, est la seule habilitée à faire des inspections et a tiré des conclusions sur la nature d’un programme nucléaire. Sa vocation n’est donc pas de limiter l’accès à la technologie nucléaire mais de veiller à ce qu’elle ne soit pas de nature militaire. Mais devant l’insistance des Etats-Unis pour que l’institution accable l’Iran, son Directeur Général d’alors el Baradai laisse éclater son exaspération face à la presse en septembre 2004 : « Avons-nous des preuves de l’existence d’un programme d’armement iranien ? Avons-nous détecté des activités non déclarées d’enrichissement d’uranium ? (.) À ce jour, il est clair qu’il n’y a rien de cela. (…) Mais sommes-nous en mesure de dire que tout cela est pacifique ? Il est évident que nous n’en sommes pas là. » Cette déclaration reflète la difficulté de l’AIEA à se prononcer sur la nature d’un programme nucléaire qui est en cours de réalisation. En effet, la singularité de la technologie nucléaire vient de sa dualité, à savoir son potentiel à la fois civil et militaire. Lorsqu’un pays arrive à maitriser la technologie civile, il acquiert en même temps une maîtrise parallèle de la technologie militaire. Ceux qui ont rédigé l’article 4 du Traité de Non Prolifération avaient peut-être minimisés ce détail qui explique toute la complexité des négociations entre l’Iran et les grandes puissances.
Dans le cadre du TNP s’ouvrent en Aout 2003 des négociations entre l’Iran et la France, l’Allemagne et le Grande-Bretagne. Les américains dont l’impatience amène constamment à interférer dans ces négociations vont finir par être accepté autour de la table par le biais du mécanisme dit du groupe 5+1. C’est-à-dire les 5 membres du Conseil de Sécurité des Nations plus l’Allemagne. Le dossier qui a été finalement transmis au Conseil de sécurité des nations Unis par l’AIEA le 8 mars 2006 ne changera pas grand-chose. Les américains considèrent même que les iraniens utilisent les négociations pour gagner du temps.
Les négociations qui durent depuis plus d’une décennie s’apparentent plus à un procès contre l’Iran dans lequel les Etats-Unis font office de partie civile, qu’à autre chose. Cependant, ne pouvant apporter la preuve de la culpabilité de l’Iran, les Occidentaux demandent à la République Islamique de faire elle-même la preuve de son innocence ce qui n’est pas le seul paradoxe de ce dossier.
Ces négociations et les révélations et démentis qui les alimentent nous donne une idée de ce à quoi l’expression « nucléaire iranien » renvoie en termes d’infrastructures et de maitrise du cycle de l’atome. L’Iran compte plus d’une dizaine de sites ou d’installations nucléaires. La Première des centrales, la plus ancienne et la plus célèbre est celle de Busher avec ses deux réacteurs d’eau pressurisée. La construction de la centrale d’Arak fut terminée en octobre 2007 et comporte en son sein une usine d’eau lourde nécessaire à la production de plutonium. Tout comme la centrale souterraine d’enrichissement d’uranium de Natanz opérationnelle depuis 2003 qui abrite une grande centrifugeuse à gaz, se trouve à 150km au sud-ouest de Téhéran la centrale d’enrichissement d’uranium de Fordo enfouie sous la montagne. En septembre 2009 l’AIEA a annoncé la construction non loin de la ville de Qom d’un centre d’enrichissement d’uranium pouvant abriter 3 000 centrifugeuses. A coté de ces sites médiatiques, il existe d’autres qui renferment des centres de recherches pour l’application de la technologie nucléaire à des domaines tels que la santé ou encore l’agriculture notamment à Ispahan, à Bonab, a Karaj, à Yazd ou encore à Rudan, près de Shiraz.
Tous ces sites participent selon le gouvernement au développement d’un programme nucléaire totalement pacifique dont l’objectif est d’assurer l’avenir énergétique du pays, permettre le traitement de certaines pathologies médicales ou servir dans l’agriculture. A ceux qui lui rétorque que vue ses réserves de pétrole elle n’a pas besoin de développer un tel programme, la République Islamique répond que cette source d’énergie va s’épuiser un jour où l’autre.
Alors pourquoi la polémique autour du programme iranien ? La nature des protagonistes de cette polémique laissent facilement entrevoir le moteur et les enjeux qui sous-tendent cette question.
De point de vue strictement politique, on ne peut involontairement s’empêcher de lire la position intransigeante des Etats-Unis face à l’Iran à travers l’épisode de la révolution de 1979. La guerre Iran-Irak, le scandale de l’Irangate et la batterie de sanctions et d’embargo prouvent que les Etats-Unis n’arrivent pas à faire le deuil de la perte de l’Iran et cherchent toujours le moyen d’amener ce pays qui détient plusieurs clefs du Moyen-Orient à composition et à faire la pénitence de Canossa. La Secrétaire d’État, Condoleezza Rice, devant une commission sénatoriale en Octobre 2007 dira que « l’Iran représente peut-être le plus grand défi pour les Etats-Unis». L’objectif des sanctions est donc d’affaiblir le gouvernement en plongeant le pays dans une grave crise économique et financière afin de monter la population contre lui et réussir une contre révolution plus de trois décennies après la victoire de la révolution Islamique.
De son coté le gouvernement iranien a fait de cette question du nucléaire un élément pour cimenter la nation. Pour Téhéran, l’accès au nucléaire est un droit inaliénable du peuple iranien qui ne compte pas s’en priver. Cette position est partagée par une large majorité de la population même parmi ceux qui ne partagent pas les orientations politiques du gouvernement. L’avenir de la révolution qui court depuis 1979 malgré les sanctions et les tentatives d’isolement et d’étouffement de l’économie du pays par les occidentaux est en jeu.
L’Iran voit également derrière toute cette animation autour de son programme nucléaire des raisons économiques. Le pétrole qui assure la plus grande partie de nos besoins en énergie et la quasi-totalité du carburant liquide est une source d’énergie non renouvelable qui voit ses stocks diminuer comme peau de chagrin. Selon la théorie du peak oil dès lors que le monde aura produit la moitié de ses réserves, la production cessera d’augmenter et commencera à décliner. Les géologues les plus pessimistes considèrent que le monde a déjà atteint le peak oil. Pour la très sérieuse revue de la compagnie britannique de pétrole BP, au rythme actuel de consommation qui est de 80 Mbbls/jour, l’épuisement de cette énergie fossile sera donc définitif en 2050. Tous les spécialistes s’accordent pour dire qu’il faut s’y préparer et réduire, dès à présent, notre dépendance au pétrole. Cet appel n’est pas tombé dans les oreilles de sourds bien au contraire. Les gouvernements des pays industrialisés investissent dans des programmes de développement d’énergie alternative notamment le nucléaire. La République Islamique d’Iran en sa qualité de Puissance régionale n’entend dépendre d’autres puissances pour garantir sa sécurité énergétique.
Cependant c’est bien les considérations géostratégiques qui permettent de mieux appréhender l’enjeu de la polémique. La région du Proche et Moyen-Orient concentre de nombreux éléments confligènes tels les rivalités entre les monarchies arabes du golf et l’Iran, la présence américaine dans plusieurs pays, les rapports toujours tendus entre Israël et pratiquement tous ses voisins, les questions de partage des ressources énergétiques ou vitales telles que l’eau qu’elle renferme. La région est en outre secouée par des conflits majeurs qui semblent s’éterniser en Irak et Afghanistan et par des situations insurrectionnelles susceptibles d’élargie la zone de turbulence comme au Pakistan et en Syrie. C’est en fait un excellent théâtre pour abriter la 3ème guerre mondiale. Les Etats-Unis qui comptent plus de 200.000 soldats dans la région entendent rester la puissance majeure de cette partie du monde. L’Iran apparait comme le pays le plus stable de la région. Cette stabilité lui a permis de devenir une puissance militaire et économique de premier plan. Son armée est forte de plus de 755.000 hommes et dotée d’un arsenal de dissuasion impressionnant.
Dès lors, si l’Iran venait à se doter de l’arme nucléaire comme le prétendent les occidentaux, l’équilibre géostratégique de la région actuellement basée sur la supériorité militaire des Etats-Unis et d’Israël dont les détracteurs soupçonne de posséder plus de 600 ogives nucléaires, s’en trouverait profondément modifié et même bouleversé. C’est ce qui explique la rhétorique des différentes administrations américaines de Bush à Obama à savoir : « nous ne laisserons pas l’Iran développer l’arme nucléaire. » La perspective d’un règlement par la force de ce dossier si les sanctions économiques de plus en plus insupportables pour l’Iran et les pressions diplomatiques n’arrivaient pas à produire les effets attendus est aussi susceptible de plonger la région et même le monde dans une grande incertitude. En effet, la position géographique de l’Iran au cœur du Moyen-Orient, l’étroitesse du territoire israélien qui est sans profondeur et les conséquences d’une opération militaire sur l’exacerbation des multiples tensions qui hantent la région rendent toute option violente extrêmement risquée. La probable fermeture du détroit d’Ormuz par où transite 65% de l’approvisionnement de l’Occident et du Japon en Pétrole plongerait le monde aux prises déjà avec une grave crise économique et financière dans une situation économique telle que les insurections et l’instabilité politique pourraient se généraliser à toutes les régions du monde. Cela pourrait au final déboucher sur le fameux « Mutual Asured Destruction » très souvent évoqué durant la guerre froide.
L’accord intérimaire de 6 mois décroché à Genève et la promesse d’un accord globale est donc dans l’intérêt de tous les protagonistes qui ont tous à gagner ou à perdre dans ce dossier. L’opposition d’Israël à ces négociations qui marquent un début de rapprochement entre américains et iraniens et qui permettront à tous de sortir à bon compte de cette décennie de bras de fer, se comprend aisément. Mais la diplomatie américaine doit arriver à rassurer Israël sur la bonne foi de l’Iran et la vigilance de ses alliés occidentaux. Car finalement la polémique autour du dossier nucléaire iranien est attisée depuis plus de 10 ans par un simple manque de confiance entre les protagonistes qui la porte.
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