Le président Paul Kagame mise sur le numérique et sur une nouvelle génération technophile pour développer le pays. Mais ne goûte guère la liberté d’expression propres aux réseaux.
Petites lunettes rectangulaires, smartphone vissé à la main, Fileille Naberwe est une geek qui s’assume. Au Rwanda, le terme est un compliment, une promesse d’avenir. A 19 ans, étudiante en administration des affaires, elle a des rêves de réussite plein la tête. Il y a un peu plus d’un an, avec trois amis du même âge, elle a créé une application mobile de recherche d’emploi, HirePipe, qui met en contact les employeurs et les candidats potentiels. Son programme : «Je veux être entrepreneure et aider à résoudre des problèmes au Rwanda.»Rien de moins.
Cet état d’esprit, qui se répand dans la jeunesse de Kigali, est symptomatique du vent d’optimisme qui souffle sur la génération née après le génocide de 1994 (qui a fait environ 800000 morts). Le Rwanda est toujours profondément meurtri par son passé, mais il est aussi véritablement tourné vers l’avenir. Au cours de la dernière décennie, le pays a connu un développement remarquable avec un PIB en progression annuelle de près de 8%. Dans les rues de Kigali, les grues s’activent, de nouveaux immeubles poussent. Et les entreprises internationales observent attentivement l’évolution de ce petit pays d’Afrique centrale, dont la population devrait atteindre 13 millions d’habitants d’ici 2020.
Les transformations numériques sont visibles. Assis derrière les moto-taxis qui les véhiculent à travers la ville, des passagers pianotent frénétiquement d’une main sur leur téléphone portable. Un des conducteurs se retourne, enthousiaste : «Vous connaissez l’application SafeMotos ? C’est comme Uber, mais pour les motos à Kigali. Vous l’installerez, vous promettez ?» Sur le bord des larges avenues goudronnées, des panneaux publicitaires arborent les couleurs des grandes entreprises de télécommunication présentes dans le pays.
Baby-foot et post-it
Le président Paul Kagame rêve de voir le Rwanda devenir la référence en matière de nouvelles technologies sur le continent africain. Il l’a inscrit dans son projet de développement à long terme, «Vision 2020», lancé en 2000. Depuis, le gouvernement met tout en œuvre pour développer les infrastructures, avec pour objectif la transformation d’une économie agraire, hautement dépendante de l’aide internationale, en une économie de services d’ici quatre ans. Fantasme ? Kigali est encore loin de la Silicon Valley africaine imaginée par le chef de l’Etat, mais le pays tente de se donner les moyens de ses ambitions. Les services publics se dotent d’applications numériques et de systèmes de paiement par sms tandis que le climat économique et social fournit un environnement favorable à la multiplication des entreprises. Elles peuvent désormais être enregistrées en trois jours.
Dans la capitale, les entrepreneurs high-tech en herbe se retrouvent au kLab. Un étage au-dessus de l’université américaine Carnegie Mellon, réputée pour son enseignement des sciences informatiques, les doigts claquent sur le clavier des ordinateurs portables. Canapés, bureaux, machine à café, baby-foot et post-it colorés couverts de citations accrochés aux murs, l’environnement se veut propice aux échanges. «kLab est un espace dédié à l’innovation», dit le directeur adjoint, Aphrodice Mutangana, un trentenaire au visage rond et au large sourire, qui passe du français à l’anglais. «C’est le laboratoire de la connaissance, “knowledge”. Le “k” n’a rien à voir avec Kagame», plaisante-t-il.
En 2011, cet agronome de formation, initié au codage informatique en autodidacte, a fondé m-Health, une application mobile de conseils médicaux. Par sms, sans besoin d’un smartphone, des patients peuvent entrer en contact avec des professionnels de santé. Ce service aurait déjà plus de 6 000 abonnés. Le kLab est financé par le gouvernement et des organisations internationales. Les idées prospèrent dans cet espace qui permet aux étudiants et jeunes diplômés d’accéder gratuitement à Internet, de développer ensemble des concepts mais aussi de recevoir des conseils dispensés par d’autres qui, comme eux, sont persuadés que l’avenir du pays réside dans les nouvelles technologies. La création est essentiellement virtuelle, que ce soit des sites internet, des services par sms, ou des applications pour téléphones portables. Pas toujours parfaites, rarement rentables. «Mais le kLab, et d’autres espaces d’échange et de coworking qui se multiplient, entretiennent un climat dynamique», estime Aphrodice, encouragé par les quelques success stories que les lieux ont vu naître, une dizaine de start-up qui montent.
Numériser la vente de lait
Assis devant son ordinateur, chemise blanche, pantalon beige et mocassins en cuir, Walter Rwamucyo se voit en chef d’entreprise. «Il y a un potentiel en Afrique. Lorsque tu imagines une application, tu penses avant tout à ce que ça peut apporter aux utilisateurs. Si c’est bien conçu, les profits suivront», dit-il, paraphrasant Steve Jobs. Le jeune homme de 27 ans a numérisé la vente de lait pour des coopératives rurales. Une idée simple, en réponse à un appel du ministère de l’Agriculture qui demandait des solutions pour le secteur. «Mon grand-père était fermier. Pendant les vacances, je lui rendais visite à la campagne. Je connais les difficultés des éleveurs pour écouler leur lait à un bon prix.» Travailler pour une grande société n’était pas pour lui. «J’ai toujours voulu être mon propre patron, dit-il. L’atmosphère aujourd’hui au Rwanda permet l’entrepreneuriat.» Selon lui, la population est en demande, y compris dans les zones rurales. «Les agriculteurs commencent à investir dans des petits chargeurs solaires pour recharger leur téléphone portable afin de ne pas être isolés.»
Le Rwanda, pour l’instant, ne fait pas le poids face au Kenya, leader en matière de paiement mobile, qui héberge les bureaux régionaux de géants comme Google et Microsoft. Mais le pays voit dans les nouvelles technologies un moteur de sa renaissance. Kigali s’est doté de spots wi-fi, des cybercafés ont vu le jour dans les régions rurales. Microsoft a conclu des accords avec le gouvernement sur les questions d’éducation. Des sociétés rwandaises ont mis en place des partenariats avec des entreprises telles que Apple, Samsung ou HP et certaines permettent à leurs clients de payer mensuellement l’achat d’ordinateurs et de téléphones portables. Un câble sous-marin Seacom offre un accès internet rapide grâce à la fibre optique, bien que son raccordement aux foyers et entreprises n’en soit qu’à ses balbutiements. En 2014, le pays a aussi lancé un réseau 4G sans fil à très haut débit, en partenariat avec l’entreprise sud-coréenne Korea Telekom.
Le programme «One Laptop per Child», un ordinateur par enfant, lancé en 2008, a permis de les initier à l’informatique dès l’école primaire. «Nous avons distribué plus de 200 000 ordinateurs depuis 2010, dit Jean-Philbert Nsengimana, ministre des Télécommunications. Bien sûr, il faudra encore quelques années pour évaluer l’impact de ce programme. Mais nous avons fait un grand pas en avant.» L’an dernier, la première usine d’assemblage de composants d’ordinateurs en Afrique a ouvert au Rwanda. Positivo, une entreprise argentino-brésilienne, a signé un accord avec le ministère de l’Education pour devenir le fournisseur d’ordinateurs pour les écoles. «Comme ils sont produits localement, cela permettra de les acheter à un prix très abordable», dit Jean-Philbert Nsengimana.
Manque de compétences
«Internet est un bien d’utilité publique, au même titre que l’eau et l’électricité», dit souvent le président Paul Kagame. L’ancien chef rebelle, qui dirige le pays depuis une décennie, est surnommé le «président numérique », pour son activité sur Twitter. Toutefois, les trois quarts de la population rwandaise n’a pas accès à l’électricité et les jeunes entrepreneurs sont confrontés à un manque de compétences. «L’enseignement n’est pas encore à niveau dans beaucoup d’établissements scolaires, mais cela s’améliore, témoigne Richard Rusa, directeur de création à HeHelabs, une start-up qui propose des solutions mobiles dans divers secteurs. Les bourses, les stages permettent de former des jeunes diplômés doués et motivés.»
Il faut aussi créer de l’emploi, alors que près de la moitié du budget du pays dépend de l’aide humanitaire et que 40% des Rwandais vivent sous le seuil de pauvreté. Les banques sont frileuses à l’idée de prêter de l’argent à ces jeunes qui veulent se lancer en vendant leurs idées sans garanties financières. Des obstacles évidents pour cette transition vers un avenir technologique. Ces contradictions ne touchent pas seulement l’économie. Le président rwandais est régulièrement critiqué pour réduire au silence toute voix contestataire. «Cet autoritarisme freine l’esprit d’initiative, constate un entrepreneur européen installé à Kigali. On ne peut pas demander aux jeunes à la fois de rester dans le rang, et d’être créatifs.»