Il a quitté le pouvoir il y a dix ans, mais l’ancien président du Nigeria reste une figure incontournable dans son pays comme sur le continent. Alassane Ouattara et Guillaume Soro, Paul Biya, Joseph Kabila, Patrice Talon… Le général ne mâche pas ses mots quand il s’agit de juger les dirigeants africains.
Olusegun Obasanjo, 80 ans, est un homme très pressé. Il continue à parcourir le monde, comme lorsqu’il était chef de l’État nigérian (de 1976 à 1979, puis de 1999 à 2007), comme s’il ne pouvait renoncer un seul instant à être un homme d’action. Il aime à rappeler qu’il s’est rendu en voyage officiel dans une centaine de pays.
Ce 28 septembre, à Abeokuta, son fief en pays yorouba, Obasanjo débarque au milieu de l’après-midi. Des milliers d’étudiants l’attendent dans sa bibliothèque présidentielle.
Il dirige une conférence sur l’avenir de la jeunesse. Thème qui lui est cher et qui est au cœur d’un livre qu’il vient de cosigner.
Quelques heures plus tôt, il était au Darfour, où il participait à des négociations entre belligérants à la demande des Nations unies.
À peine sorti d’un embouteillage monstre entre Lagos et Abeokuta (distantes d’une centaine de kilomètres), il salue la foule compacte et attaque son discours.
Sur tous les fronts
Quelques heures plus tard, il nous reçoit dans sa villa sans luxe ostentatoire, sur la plus belle colline surplombant la cité, Hill Top. Obasanjo est serein. Mais même à 22 heures, dans son intimité, règne une discipline militaire. « C’est un homme d’ordre, un général. Il veut être obéi », souligne l’un de ses proches. Raide dans son fauteuil, Obasanjo scrute son environnement avec acuité. Il a promis un entretien d’une heure.
Il tiendra parole. Lorsque le temps imparti est écoulé, ses hommes s’approchent brusquement. Quelques minutes de plus seront obtenues, mais de haute lutte, comme si la rigueur militaire demeurait en toutes circonstances l’ultime mot d’ordre.
Certains affirment qu’il est beaucoup plus âgé que ne le prétend son état civil.
Son téléphone recommence à sonner. Des quatre coins de l’Afrique, des appels affluent. Obasanjo suit toujours de très près la situation politique de chaque État.
Certains affirment qu’il est beaucoup plus âgé que ne le prétend son état civil. Mais il reste infatigable et rit plus souvent qu’à son tour. Comme si la comédie humaine et l’arène politique constituaient pour lui des sources inépuisables de plaisir. Et une éternelle fontaine de jouvence.
Jeune Afrique : Vous avez été président de 1976 à 1979, puis de 1999 à 2007. Avec le recul, quel regard portez-vous sur la classe dirigeante africaine ?
Olusegun Obasanjo : Si on essaie d’avoir une vue d’ensemble, on peut constater que son niveau s’améliore. En règle générale, les dirigeants africains issus des indépendances n’étaient pas préparés à présider aux destinées de leur pays. C’était tout particulièrement le cas dans les anciennes colonies britanniques.
Julius Nyerere, qui fut Premier ministre de la Tanzanie de 1960 à 1961 avant d’être élu président en 1964, m’a d’ailleurs confié qu’il s’était retrouvé aux commandes sans aucune expérience, presque par hasard ! Une infime minorité avait les qualités nécessaires. En particulier le président sénégalais Léopold Sédar Senghor [au pouvoir de 1960 à 1980], et le chef de l’État ivoirien Félix Houphouët-Boigny [1960-1993].
La plupart ont essayé de compenser ce manque de préparation par le nationalisme et la volonté farouche de promouvoir leur pays au niveau international. Question idéologie, ils étaient déchirés entre le socialisme et le capitalisme. Beaucoup étaient fascinés par les avantages sociaux que le socialisme semblait pouvoir procurer. Cela a duré les deux premières décennies qui ont suivi les indépendances, jusqu’à la chute des cours des matières premières, qui a tout remis en question et conduit à de nombreux coups d’État.
Aujourd’hui, la démocratie est devenue la norme. Cela ne veut pas dire que les citoyens portent au pouvoir la personne la plus qualifiée. Cela signifie seulement qu’ils peuvent choisir la personne qui les dirige. Ce qui constitue d’ailleurs une des limites de ce système. Cependant, si l’homme issu des urnes échoue, il suffit d’attendre le prochain scrutin pour le mettre à la porte.
Senghor est resté vingt ans au pouvoir, Houphouët-Boigny trente-trois ans… La limitation du nombre de mandats présidentiels, régulièrement remise en question en Afrique, est-elle souhaitable ?
Dès lors que la Constitution prévoit une limite, elle doit être observée. La démocratie a cela de bon qu’elle permet une alternance pacifique. Après dix ou douze années au pouvoir, vous êtes à court d’idées pour faire avancer votre pays.
Le projet de réforme constitutionnelle a plongé le Togo dans une crise politique qui dure depuis plusieurs semaines. Le président Faure Gnassingbé doit-il partir ?
Tout ce que prévoit la Constitution doit être respecté. Car lorsque la population constate l’échec de son dirigeant et n’a plus d’espoir de changement, qu’elle ne peut plus se dire « dans deux ou trois ans on le fait partir par les urnes », la violence et le chaos représentent son dernier recours. Et cela n’est bon pour aucun État. Les dirigeants doivent faire preuve de bon sens et respecter leurs engagements. Leurs actions doivent être adaptées à la situation de leur pays.
Quels conseils donneriez-vous à Faure Gnassingbé ?
Il doit mettre fin à la vague de violence. Il doit écouter la voix de la raison. La violence ne peut sauver aucun leader, nulle part. Elle doit être rejetée des deux côtés.
Négocier avec l’opposition est-il une option ?
Il faut un référendum pour revenir sur une disposition constitutionnelle. Le gouvernement et l’opposition doivent donc attendre qu’il soit organisé. Le processus politique doit se poursuivre de façon pacifique.
Et si le résultat du référendum ne lui est pas favorable, que devra faire Faure Gnassingbé ?
Tout bon dirigeant politique respecte le verdict des urnes.
Vous avez été sollicité pour mener une médiation entre le président ivoirien, Alassane Ouattara, et son ancien Premier ministre Guillaume Soro. Où en êtes-vous ?
J’espère qu’ils vont se rencontrer prochainement. Alassane Ouattara et Guillaume Soro doivent se parler. Ils ont besoin d’entamer des discussions franches. Certes, Alassane Ouattara est dépositaire de l’autorité présidentielle, mais tous les faits doivent être étudiés. Lors de ces négociations, il faudra jouer cartes sur table.
On vous prête une grande influence auprès de Guillaume Soro…
Je ne vais pas dire que j’ai de l’influence sur qui que ce soit. Je parle aux uns et aux autres, j’essaie de comprendre leurs arguments et de faire valoir les miens. Si, en dialoguant, on peut éviter les conflits, c’est parfait. Si on peut obtenir un point d’accord, c’est encore mieux.
Guillaume Soro a-t-il l’étoffe d’un futur président ?
Je n’ai aucune raison de penser le contraire. Guillaume Soro a beaucoup appris, et je crois qu’il va continuer dans cette voie. Il sera bien préparé pour affronter l’avenir.
Vous connaissez aussi très bien la situation politique en RD Congo, où vous avez été l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies en 2008. Le pays vit de multiples crises sur son territoire, notamment dans l’Est, où sévissent de nombreuses milices armées. Cela vous inquiète-t-il ?
Dans le monde actuel, c’est un peu comme si nous habitions tous dans la même maison : s’il y a une fuite d’eau dans votre chambre, cela peut affecter la mienne. Même si les difficultés d’un pays doivent être prioritairement gérées par ses citoyens, les voisins ne peuvent pas rester les bras croisés.
Lorsque j’étais en RD Congo, j’ai tout de suite compris le problème : c’est le seul pays d’Afrique comptant deux fuseaux horaires et partageant des frontières avec neuf États. Il est gigantesque, et son sous-sol est immensément riche. C’est aussi un pays qui manque cruellement d’infrastructures, où les routes et les chemins de fer ont pratiquement disparu. Le seul moyen de gérer un tel territoire, avec une telle diversité et une telle complexité, c’est le fédéralisme.
Avez-vous déjà évoqué cette question avec le président Joseph Kabila ?
Non. Je lui parle de la façon dont on peut régler des conflits. Mais je lui rapporte mes conversations avec les habitants de la région de Goma [est de la RD Congo], qui me disent par exemple : « Nous, dans l’Est, on ne sait même pas ce qui se passe à Kinshasa, la capitale ! » Et ils ont raison. Pour la RD Congo comme pour le Nigeria, qui sont des pays multinationaux, multiethniques et multireligieux, le fédéralisme est le meilleur système.
Joseph Kabila pourrait-il accepter un tel changement de régime ?
Je ne sais pas ce qu’il est prêt à accepter.
Le fédéralisme ne risque-t-il pas de conduire au séparatisme ?
Je comprends cette inquiétude. Mais voyez l’Éthiopie : c’est le seul État à avoir inscrit la possibilité de sécession dans sa Constitution, or aucune région ne l’a encore revendiquée. Grâce au fédéralisme, chaque partie peut s’exprimer sur l’avenir du pays et avancer à son propre rythme sans déranger les autres. Chacun a son propre pouvoir législatif. Chacun a son propre exécutif. Chacun a son propre système judiciaire. Mais il existe aussi une nationalité commune, une monnaie commune, une politique étrangère commune… Les peurs qu’inspire le fédéralisme ne sont pas justifiées.
Le dernier mandat de Joseph Kabila devait se terminer le 19 décembre 2016. Et le président devait conduire son pays vers les élections d’ici à la fin de cette année, mais la Commission électorale a estimé qu’elles ne pouvaient se tenir avant 2019… Selon vous, est-il prêt à céder le pouvoir ?
J’ignore ce qu’il veut faire. C’est pourtant dans son propre intérêt et dans celui de son pays. Si on arrive à lui expliquer qu’il peut quitter le pouvoir sereinement, sans risquer d’être poursuivi, il est possible qu’il accepte. Il faut lui donner des garanties. Il faut qu’il sache qu’il pourra vivre dans les meilleures conditions après avoir abandonné ses fonctions. Et en toute sécurité.
Et, pour le moment, les garanties ne sont pas réunies ?
Je ne sais pas. C’est à lui qu’il faut poser la question.
N’est-ce pas sa succession qui pose problème ? Ne veut-il pas obtenir la garantie que ses ennemis, tel Moïse Katumbi, n’accèdent pas au pouvoir ?
Ce qui compte, ce n’est pas ce que vous voulez, mais ce que votre pays veut. Ce qui compte ce n’est pas qui vous plaît ou non, mais qui plaît à votre pays. Votre vote seul importe peu. C’est celui de l’ensemble des citoyens qui compte.
Au Cameroun aussi, la situation est complexe. Paul Biya détient le pouvoir depuis 1982 et semble prêt à briguer un nouveau mandat en 2018…
Je ne peux dire ce qui va se passer. C’est à chaque pays et à chaque dirigeant de décider de ce qui est le mieux. Mais, comme je l’ai dit, après un certain temps passé au pouvoir, on ne peut plus rien mettre en place de vraiment nouveau. Quand le leader s’accroche à son poste, la violence peut émerger, ce qui n’est bon pour personne.
Vous songez aux troubles récents dans la partie anglophone du Cameroun ?
Les habitants de cette zone peuvent en effet éprouver un sentiment d’exclusion. Il revient aux autorités de faire en sorte que cette impression disparaisse. Si elle est injustifiée, il faut le démontrer. Dans le cas contraire, il faut corriger la situation au plus vite.
Le Cameroun doit-il se tourner lui aussi vers le modèle fédéral ?
Il bénéficie déjà d’une certaine forme de fédéralisme.
Certains considèrent que ce fédéralisme est surtout théorique. En tout cas, la partie anglophone n’y trouve pas son compte…
Personne ne sera jamais complètement satisfait, mais apporter ce qui peut raisonnablement contenter les populations permet de diminuer les tensions.
Seriez-vous disposé là aussi à jouer les médiateurs ?
Pourquoi pas, si cela contribue à la paix. Comme pour n’importe quel autre pays qui en ferait la demande, je suis prêt à faire les sacrifices nécessaires.
Vous vivez à Abeokuta, dans le sud-ouest du Nigeria, près de la frontière avec le Bénin. Connaissez-vous bien ce pays ?
Ce que je sais, c’est qu’il n’a pas d’usines, qu’il ne produit rien, que son PIB n’arrive même pas à la hauteur de celui de l’État d’Ogun [l’un des trente-six États de la fédération, dont Abeokuta est la capitale]. Mais il fait entrer sur notre territoire des marchandises importées, contrefaites, sans payer de droits de douane.
Vous n’appréciez pas la façon dont les autorités béninoises gèrent la frontière ?
En effet, il faudrait qu’elles contrôlent mieux ce qui rentre au Nigeria. Le Bénin ne doit pas servir de porte d’entrée à des produits de contrebande revendus ensuite chez nous. Je m’y étais déjà opposé quand j’étais président. Cela n’aide ni son économie ni la nôtre. Le Nigeria serait tout à fait capable d’absorber ce que pourrait produire le Bénin à travers des relations commerciales normales.
Le président Patrice Talon n’agit pas assez selon vous ?
Je ne sais pas. Mais, si j’étais aux affaires, je le forcerais à faire mieux, car il a fait du Bénin et du Nigeria de véritables dépotoirs !
Vous n’êtes plus aux affaires mais ne vous privez pas de donner des conseils au président nigérian, Muhammadu Buhari, comme récemment celui de dialoguer avec les partisans de Nnamdi Kanu, qui réclament la sécession du Biafra…
Je vous rappelle que c’est moi qui ai mis fin à la guerre du Biafra, en janvier 1970, quand je dirigeais les troupes fédérales. À ce moment-là, les indépendantistes ont admis que le Biafra avait cessé d’exister. Nnamdi Kanu était un bébé quand ces événements ont eu lieu ! Alors, que sait-il du Biafra ? Il faut donc entamer le dialogue avec ses partisans pour leur faire comprendre qu’ils font fausse route. Ici comme dans beaucoup de pays du continent, la jeunesse est en colère. Elle est frustrée parce qu’elle ne voit se réaliser ni les opportunités ni les espoirs qui l’ont tant fait rêver. C’est ainsi sur tout le territoire, pas uniquement au Biafra.
Le problème est donc la jeunesse ?
Si vous avez passé quatre ou cinq ans à l’université, obtenu un diplôme, et que vous n’avez pas de travail, vous ne pouvez qu’être en colère. Les jeunes Nigérians ont toutes les raisons du monde de se sentir insatisfaits. Il faut absolument leur obtenir des formations qui leur permettront de trouver un emploi. L’âge moyen de la population est inférieur à 18 ans : la démographie nigériane est une bombe à retardement.
Jugez-vous que Muhammadu Buhari ne s’occupe pas assez d’elle ?
Je refuse de répondre à cette question.
Vous qui vantez les bienfaits du fédéralisme, que vous inspirent les revendications des Nigérians qui réclament la mise en place d’un « véritable fédéralisme » afin de réduire les tensions ethniques ?
Je ne crois pas à cette idée. Les gouverneurs ont déjà beaucoup de pouvoir. Ils en ont même plus que le président ! Ceux qui en réclament davantage, ou revendiquent un « véritable fédéralisme », ne savent pas de quoi ils parlent.
Vous avez fait partie des soutiens de Muhammadu Buhari en 2015. D’aucuns dans l’arène politique souhaitent qu’il soit candidat à un second mandat en 2019, malgré son âge, 74 ans, et ses soucis de santé. Quelle est votre opinion ?
Je ne vais pas répondre à cette question non plus… Bonne soirée !
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Sorti en août, Making Africa Work projette le continent en 2045. Il met en garde ses dirigeants sur les enjeux qui se présenteront alors, notamment en matière de démographie : la moitié des 2 milliards d’Africains vivront en ville, et la plupart seront des jeunes auxquels il faudra donner un avenir : formation, emploi… Sans quoi pourrait advenir, selon les auteurs, une catastrophe sociale et politique. Ce livre offre « un modèle pour une Afrique prospère », selon l’économiste rwandais Donald Kaberuka, ancien président de la BAD.
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