Choisie par Paris pour orchestrer la saison culturelle croisée avec le continent, la commissaire d’exposition sénégalaise veut « bousculer » les institutions françaises.
Il faut l’admettre : la confirmation par le président Emmanuel Macron, le 3 juillet à Lagos, d’une saison culturelle « Afrique 2020 » nous a fait tomber de notre chaise. Pourquoi rompre avec le principe d’un jumelage diplomatique entre deux pays et associer pour la première fois la France avec un continent, au risque de raviver les remugles de la Françafrique ?
Lire aussi : Le Nigeria, laboratoire de la nouvelle politique africaine d’Emmanuel Macron
N’Goné Fall, 51 ans, qui orchestre cette saison croisée, a aussi haussé les sourcils lorsque la cellule Afrique de l’Elysée l’a approchée, en mars. La France, la commissaire d’exposition sénégalaise l’avait volontairement « zappée » depuis 2006, fatiguée des étiquettes dont vous affuble le microcosme parisien pour peu que vous ayez la peau noire. Pendant deux heures, cette forte tête, voix rauque et débit de mitraillette, a mis en garde les émissaires élyséens contre les écueils d’une telle opération.
« La France doit changer de focale et ne plus regarder l’Afrique par le prisme du mâle noir et du migrant, prévient-elle. Les Africains ne doivent pas jouer les Bisounours, se dire “on vient divertir les Français pendant six mois”. Il ne faut pas non plus que la saison devienne une tribune revancharde où chacun règle ses comptes. On ne va pas venir donner des leçons alors que nous-mêmes détestons en recevoir. » Ce laïus sans pommade a convaincu Emmanuel Macron et, en avril, N’Goné Fall a pris les commandes de cette périlleuse saison.
« Plus c’est dingue, plus ça m’intéresse »
On ne pouvait rêver meilleure capitaine. L’intello a les pieds sur terre. Elle sait rassurer les artistes et les penseurs, tout en ménageant les politiques et les diplomates. Rien pourtant ne la destinait à une telle mission. A l’âge de 8 ans, N’Goné Fall, née à Dakar, a une idée fixe : devenir architecte. Formée à l’Ecole spéciale d’architecture à Paris, elle a pour enseignant Paul Virilio. Avec un tel mentor et une proposition d’embauche de l’architecte Christian de Portzamparc, la voie semble toute tracée.
Sauf qu’une autre forte personnalité, Jean-Loup Pivin, croise son chemin en 1992. Lui aussi est architecte. Et fou d’Afrique. Un an plus tôt, il a cofondé la Revue noire avec le commissaire d’exposition Simon Njami. Au bout de quatre heures d’intense ping-pong intellectuel, le génial érudit entraîne la jeune femme dans son aventure. De 1994 à 2001, elle dirige la rédaction du magazine, sept ans au cours desquels elle couvre et découvre l’Afrique.
Mais ses horizons sont plus larges que Bamako, où elle est commissaire invitée des Rencontres africaines de la photographie en 2001, ou Alexandrie, où elle enseigne la gestion de l’art. En 2011, elle participe à la réflexion sur la réforme des institutions culturelles néerlandaises. Quatre ans plus tard, elle planche sur la stratégie d’exportation culturelle de la Barbade.
Pourquoi accepter un projet en France, elle qui avait choisi de ne plus y travailler ? « J’aime les défis, sourit-elle. Plus c’est dingue, plus ça m’intéresse. Et quitte à être énervée par ce projet très délicat, autant m’énerver contre moi-même si jamais j’échoue. » L’échec ? Que cette saison ne soit pas portée par les Africains, qu’elle se recroqueville sur l’Afrique francophone. « Je ne veux pas que les institutions françaises “programment” de l’Afrique, mais qu’elles produisent des idées et soient bousculées dans leur routine, insiste N’Goné Fall. Elles ne vont pas décider toutes seules de ce qu’est l’Afrique. Mais plutôt, nous, Africains, allons venir dire comment nous voyons le monde, quels sont nos rêves, nos fantasmes, nos obsessions. »
Produire « un déclic dans la tête des gens »
Pour bien ficeler son projet, qu’elle souhaite panafricain et pluridisciplinaire, N’Goné Fall a réquisitionné quatre têtes pensantes : Sarah Rifky, commissaire d’exposition basée au Caire, Folakunle Oshun, artiste co-commissaire de la Biennale de Lagos, l’écrivain camerounais Ntone Edjabe et la commissaire sud-africaine Nontobeko Ntombela. Tous ont été choisis pour leur esprit critique, mais aussi pour leur amour d’un continent où ils ont décidé de vivre « par choix et non par défaut ».
De leur brainstorming sont sortis cinq grands axes aux intitulés poétiques : l’oralité augmentée, l’économie et la fabulation, l’archivage d’histoires imaginaires, les systèmes de désobéissance, les fictions et mouvements non autorisés. « On veut parler des circulations des personnes, des biens et des idées, précise N’Goné Fall, mais aussi rappeler qu’on circule plus à l’intérieur du continent qu’à l’extérieur, que les plus grands camps de réfugiés se trouvent en Ouganda et au Kenya et non en Italie ou à Calais. »
Depuis qu’elle a défini l’ossature du projet, N’Goné Fall multiplie les rendez-vous. Au Festival d’Avignon, en juillet, plutôt que courir le in et le off, elle a enchaîné 80 rencontres en quatre jours. « Je suis l’entremetteuse, résume-t-elle. Je mets en relation des structures qui pourraient travailler sur les mêmes idées avec des points de vue différents. »
En cheffe d’orchestre, elle a un œil sur tout : sur le mécénat nécessaire pour gonfler la dotation publique de 1,5 million d’euros, sur le volet culinaire – food trucks et grands pique-niques sont prévus –, sur le volant pédagogique, capital pour produire « un vrai déclic dans la tête des gens et pas une simple consommation de projets ». Avec l’ambition, à chaque étape, que « les susceptibilités des 1,2 milliard d’Africains et des 67 millions de Français soient respectées ». Vaste programme !
Avec le monde