Migrations, investissements, dette des États africains : le président de la Banque africaine de développement livre son approche de la transformation du continent.
Alors que s’est ouverte ce lundi à Marrakech la grande conférence onusienne pour la signature du « pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », le président de la Banque africaine de développement, le Nigérian Akinwumi Adesina, a dressé, pour Le Point Afrique, son constat de l’Afrique actuelle. Et l’ancien ministre de l’Agriculture du Nigeria n’y va pas par quatre chemins : pour se transformer, l’Afrique a besoin d’investissements, pas d’aide financière. À Rome, en Italie, la semaine dernière où s’est tenue une réunion autour des défis et des opportunités en Afrique, il a eu le temps de constater que l’Italie est le premier investisseur européen avec un volume total de 11,6 milliards de dollars en 2015-2016. Entretien.
Le Point Afrique : Quel regard la Banque africaine de développement pose-t-elle sur les migrations ?
Akinwumi Adesina : La crise migratoire en Europe est l’un des plus grands défis sociaux et politiques auxquels l’Italie et le reste de l’Europe doivent faire face. Soyons clairs : je ne crois pas que l’avenir de la jeunesse africaine se trouve en Europe. Il ne se trouve pas non plus au fond de la mer Méditerranée. Son avenir est dans une Afrique qui se développe avec une croissance inclusive capable de créer des emplois de qualité. Ensuite, il y a, sur cette question des migrations, l’idée fausse selon laquelle tous les migrants africains se dirigent vers l’Europe. C’est faux, puisque 80 % des migrations africaines se font sur le continent. Ce ne sont que 20 %, soit une petite partie, qui concernent le reste du monde. Il ne faut donc pas penser que c’est toute l’Afrique qui se vide.
Pour aborder sérieusement cette question, il faut prendre en compte les facteurs qui poussent les migrants à traverser la Méditerranée ou le désert avec des passeurs. Retenons-en trois. D’abord, ces mouvements s’observent dans les pays qui connaissent une fragilité structurelle, endémique. Ensuite, dans ceux où il manque des emplois, surtout pour les jeunes dans les zones rurales. Enfin, dans ceux où l’impact de la dégradation de l’environnement se fait plus violent à cause du changement climatique. J’appelle ces facteurs le triangle du désastre et je dis qu’on ne peut pas régler le problème des migrations sans atténuer ces facteurs.
En tant que membre de la commission de haut niveau, j’ai eu à travailler avec l’ancienne présidente du Liberia, Ellen Johnson-Sirleaf, et avec l’Uneca, la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique. Nous avons plaidé pour une immigration régulière, car migrer est dans la nature même des hommes. Ce qui n’est pas normal, c’est lorsque cela atteint des niveaux disproportionnés. Il faut donc remettre au cœur des discussions cet aspect de migration régulière qui permette aux gens de circuler et d’avoir une mobilité nécessaire. Parce que les gens ont des rêves, ils ont envie de faire de grandes choses, mais de l’autre côté il faut aussi qu’il y ait beaucoup d’investissements dans les pays de départ afin qu’il y ait aussi de l’espoir sur place.
Quelles initiatives la BAD a-t-elle mises en œuvre pour mieux accompagner le pacte mondial des migrations en préparation à Marrakech ce 10 décembre ?
Pour aider à résoudre la crise de l’emploi en Afrique, où 10 millions de jeunes entrent dans le marché du travail chaque année, la Banque africaine de développement a lancé une initiative de grande envergure qui prévoit d’aider les pays africains à créer 25 millions d’emplois sur dix ans. Nous nous concentrons sur l’agriculture ou plus précisément l’agro-business, les TIC, et les petites et moyennes entreprises. Les jeunes sont les plus grands atouts de l’Afrique. Ce que nous faisons pour les jeunes d’aujourd’hui déterminera l’avenir de l’Afrique.
Justement, on observe un changement de posture des investisseurs vis-à-vis de l’Afrique ? À quoi peut-on l’imputer ?
Je ne pense pas que l’Afrique doive se développer en dépendant seulement de l’aide publique au développement. Ce n’est pas la bonne trajectoire. Nous devons travailler pour remédier à la situation, car le continent est capable d’attirer les investissements. L’Afrique domine le reste du monde au regard du nombre de réformes dans les domaines des affaires et de la réglementation. Le pacte du G20 avec l’Afrique, mis en place en 2017 avec l’Allemagne, donne déjà des résultats. Sur les 101 engagements pris en matière de politique, de réglementation des entreprises et d’investissement, 98 sont en bonne voie. À la suite de ces réformes, nous avons noté que les pays attirent des investissements considérablement plus importants.
C’est pourquoi la Banque africaine de développement a lancé le Forum pour l’investissement en Afrique les 7 et 9 novembre derniers à Johannesburg, en Afrique du Sud. Nous avons eu plus de 2 000 participants et 350 investisseurs, y compris des fonds de pension et des fonds souverains, provenant de 53 pays du monde entier. Et dans les 72 heures qui ont suivi, des accords d’investissement d’une valeur de 38,7 milliards de dollars ont été signés. Pour mettre cela dans le contexte, cela représente 97 % du total des investissements directs étrangers en Afrique l’année dernière. C’est très important de changer de regard sur l’Afrique. Il ne faut pas seulement regarder l’Afrique dans une perspective de développement. Il faut aussi la regarder dans une perspective d’investissement. Ce sont deux choses complètement différentes.
Quel est le profil des investisseurs que la BAD souhaite attirer ?
L’Afrique dispose d’un grand nombre de fonds de pension, d’assurances et de fonds souverains qui représentent une valeur totale supérieure à 1 milliard de dollars. Mais le continent peine à convaincre ces fonds d’y investir l’argent dont il a désespérément besoin pour combler son déficit de financement des infrastructures, qui se situe entre 68 et 108 milliards de dollars. En moyenne, moins de 10 % des fonds de pension en Afrique y sont investis. Or, 1 % des fonds de pension internationaux et 10 % des fonds de pension en Afrique pourraient faire la différence sur le continent. Tout cela ne démontre qu’une seule chose : les investisseurs sont prêts à aller en Afrique, mais parfois les choses ne sont pas bien organisées. La seule mission de la Banque africaine de développement est de « construire l’Afrique ». Et nous faisons cela en soutenant les gouvernements et le secteur privé.
Par rapport à l’aide publique au développement, vous avez déclaré « ne plus en vouloir », est-ce que ce n’est pas prématuré de votre part au vu des nombreux défis ?
Je n’ai pas dit que nous n’avons pas besoin de l’aide publique. Ce que je dis c’est que l’Afrique ne peut pas se développer en dépendant seulement de l’aide publique au développement. La question à poser est celle de l’efficacité de l’aide publique, parce qu’il faut qu’il y ait quand même un taux de rentabilité qui soit fixé pour les organismes concernés.
Quels secteurs la BAD et les pays africains doivent-ils privilégier pour mettre en place un écosystème qui permette plus de création de richesses pour l’économie, de valeur ajoutée aux matières premières et d’inclusivité des populations ?
Les pays africains doivent comprendre qu’ils ont déjà les ressources nécessaires pour accélérer leur développement. Les capitaux vont toujours là où ils sont les bienvenus, là où ils peuvent rester, là où ils peuvent être stables et grandir. Donc ma vision, c’est plutôt d’encourager les transformations de nos économies à travers le Doing business. L’Afrique subsaharienne a été la région la plus dynamique pour faire des réformes ces dernières années. Je crois qu’il y a eu quelque chose comme 107 réformes engagées. Dans tous les cas, un tiers des réformes de réglementation des entreprises enregistrées dans le rapport Doing Business 2019 de la Banque mondiale ont eu lieu dans les économies de l’Afrique subsaharienne. L’Afrique est prête à faire des affaires, mais il reste des obstacles majeurs.
Nous avons par exemple d’énormes possibilités d’investissements dans l’énergie, en particulier les énergies renouvelables. Aujourd’hui, plus de 600 millions de personnes en Afrique n’ont pas accès à l’électricité. Pour y remédier, la Banque africaine de développement va investir 12 milliards de dollars dans les énergies au cours des cinq prochaines années et espère mobiliser entre 45 et 50 milliards de dollars. C’est une formidable opportunité d’investissement pour les entreprises énergétiques italiennes, en particulier pour l’énergie distribuée. Nous avons lancé l’Initiative Desert to Power pour aider à fournir de l’électricité à 250 millions de personnes dans le Sahel, en utilisant l’énergie solaire pour développer 10 000 MW d’électricité. Ce sera la plus grande zone d’énergie solaire au monde.
L’Afrique a aujourd’hui un potentiel agricole énorme, avec 65 % des terres arables disponibles pour nourrir le monde d’ici 2050. Cela signifie que ce que l’Afrique fait de son agriculture déterminera l’avenir de l’alimentation, non seulement en Afrique, mais également dans le monde. L’Afrique possède certains des plus grands gisements de pétrole, de minéraux et de métaux. Bien que le potentiel soit important, cela ne suffit pas. Personne ne mange de potentiel. Il est donc essentiel de savoir comment libérer l’immense potentiel de l’Afrique.
Et les infrastructures ? La BAD a calculé qu’il manquait au moins 108 milliards de dollars pour les financer chaque année…
La BAD prête entre 8 et 10 milliards de dollars par an, dont environ 50 % dans les infrastructures. Il y a un déficit au niveau des financements pour les infrastructures. La question n’est plus à ce niveau. Il s’agit de savoir comment on va réagir face à cela. Je pense qu’il faut tirer avantage des fonds souverains et des fonds de pension qui, aujourd’hui, sont investis hors de l’Afrique et avec des taux de rentabilité très bas. Mais là encore, j’appelle à plus de responsabilité de la part des Africains : on ne peut pas demander aux fonds de pension ou aux fonds souverains appartenant à d’autres pays d’investir en Afrique. Cela n’a pas de sens ! C’est très important que nous travaillions dans un sens visant à mobiliser nos ressources. L’autre aspect important concerne la collecte des impôts, la fiscalité. Si vous regardez au niveau de l’Afrique aujourd’hui, la totalité de l’impôt collecté fait environ 500 milliards de dollars par an. Si on prend 10 % de cet impôt pour financer les infrastructures, il n’y aura plus de déficit en la matière. Donc, c’est une question de priorité à mettre en place en faveur des infrastructures. C’est vraiment très important et, pour ce faire, il faut se montrer innovant sur les instruments utilisés.
Ce faisant, de nombreux États se sont endettés. Y a-t-il lieu de craindre un étouffement du fait de cette dette. En quoi est-elle vertueuse, en quoi pourrait-elle être dangereuse ?
Je peux vous dire que l’Afrique n’est pas dans une situation de crise de dettes. Si vous prenez au niveau du ratio de dette par rapport au PIB en 2010, nous étions à environ 22 % en 2017. Nous sommes à 37 % et la limite, c’est 40 %. Si vous prenez le niveau d’endettement des pays émergents et même ceux des pays développés, il est beaucoup plus élevé et atteint parfois les 150 % du PIB. Au regard de cette réalité, l’Afrique n’est pas trop endettée.
Mais il y a des cas spécifiques où les niveaux d’endettement augmentent trop rapidement. Ce que l’on remarque, c’est que le niveau des financements concessionnels en direction de l’Afrique ont commencé à baisser depuis longtemps, ce qui pousse les pays à chercher de nouvelles ressources pour financer leurs infrastructures. Beaucoup dépendent du marché de l’Eurobond où les taux d’intérêt sont très élevés. À la Banque africaine de développement, nous conseillons les pays dans la gestion de la dette publique afin qu’ils comprennent qu’on ne peut pas financer toutes les infrastructures avec de la dette. Il faut solliciter le partenariat public-privé pour permettre au secteur privé d’investir dans ces projets afin de réduire la dette des États.
Parallèlement, il y a lieu de noter qu’il faut prendre en compte les taux de change pour contenir les déséquilibres qui se créent autour d’infrastructures financées avec une dette externe en euros ou en dollars et exploitées avec des revenus en monnaie locale. C’est la raison pour laquelle la Banque africaine de développement pousse à utiliser nos ressources dans les monnaies locales pour financer les infrastructures. Qualité et efficacité doivent être les critères premiers lorsqu’un gouvernement veut s’endetter pour construire des infrastructures.
Il y a aussi le déséquilibre avec la Chine vers laquelle de nombreux pays se tournent pour emprunter plus facilement et investir…
En ce qui concerne la Chine, il y a toujours des problèmes d’incompréhension. La Chine a d’abord investi 60 milliards de dollars en Afrique dans les infrastructures principalement. La question aurait été de savoir que faire ensuite, c’est-à-dire comment nos États auraient pu négocier ? Comment obtenir des négociations équilibrées ? Il faut que nos États arrivent en capacité de négocier les contrats. La Banque africaine de développement utilise un instrument de soutien juridique pour la négociation des contrats par les pays africains. Il en a ainsi été pour développer le nouveau Code minier pour la Guinée-Conakry, mais aussi pour réduire le niveau d’endettement de la Guinée-Bissau ainsi tombé de 94 %. C’est dire que nous avons les instruments qu’il faut. Cela dit, ce qui est clair, c’est que la Chine est le plus grand partenaire de l’Afrique aujourd’hui au niveau du commerce et des investissements dans les infrastructures. Ce n’est pourtant pas une raison de ne pas se mettre en position de négocier avantageusement avec elle.
Avec le pointafrique