Dans un entretien exclusif au journal Les Afriques, Michel Rocard livre sa vision de l’Afrique et de ses relations particulières avec la France.
Les Afriques : Que vous a enseigné votre expérience dans le capital risque en Afrique ?Michel Rocard : Les pays développés parviennent tant bien que mal à garantir la survie des pays africains, à empêcher les famines, à financer de grosses structures pour valoriser les ressources naturelles, mais ils restent impuissants à transmettre la recette du décollage.
Notre expérience dans le capital risque nous a confirmé que l’économie africaine se développera d’abord par ses PME et ses TPE. Mais pour agir sur ces entreprises, en premier lieu, il faut pouvoir compter sur un cadre légal et sur un formalisme qui font encore largement défaut dans ce que j’appellerais l’« économie populaire ». Je tiens à ce mot d’« économie populaire » car je réfute le terme d’« économie informelle », qui assimile ces entrepreneurs à des fraudeurs, voire à des délinquants, ce qui n’est pas du tout le cas. Ensuite, le capital risqueur, pour récupérer sa mise, doit trouver des solutions de sortie, qui n’existent quasiment pas en Afrique. Et enfin, pour qu’une PME fonctionne bien, il faut qu’elle interagisse, dans son environnement immédiat, avec une masse critique de PME.
Bilan, nous avons consommé trois augmentations de capital et nous avons permis, en contrepartie, le développement de quelques entreprises, créé 120 à 130 emplois et suscité quelques vocations, notamment un fonds local au Niger, Sinergi. C’est déjà ça.
Je pense que le capital risque en Afrique est possible, mais il ne faut pas en attendre une rentabilité à court terme.
LA : Comment le système bancaire africain, surliquide, peut-il contribuer davantage au développement ?MR : Les banques africaines ont hérité de notre culture de méfiance. Elles doivent s’en affranchir et accepter de prendre leur part de risque dans le développement de l’entreprise africaine.
LA : La solution viendra-t-elle de la finance islamique qui, elle, partage le risque avec l’entrepreneur ?MR : La finance islamique devrait entreprendre sa réforme, un peu comme Calvin l’a menée à Genève en libérant la finance protestante de certains interdits, comme le prêt avec intérêt. Nos amis musulmans pourraient ouvrir cette réflexion de la manière la plus ouverte qui soit.
LA : Pensez-vous que l’arrimage du FCFA à l’euro soit encore une bonne chose pour les pays concernés ?MR : C’est incontestablement un frein à l’export et cela prive les gouvernants du recours à la dévaluation. Mais l’Afrique souffre déjà de l’instabilité politique, faut-il y ajouter l’instabilité monétaire ?
LA : Des pays comme le Ghana ou le Botswana s’en sortent très bien avec leurs monnaies…MR : En effet, ces deux Suisses de l’Afrique ont su trouver un équilibre. Peut-être que leur culture de gestion anglo-saxonne les a mieux armés face à ces défis.
LA: Une PME ivoirienne est en train de performer sur Euronext. Les bourses africaines ont-elles un avenir ?MR : Je l’espère bien, oui. L’Afrique a besoin de mieux valoriser ses propres ressources financières.
LA : Selon vous, l’aide au développement doit-elle renforcer prioritairement : les Etats, l’UA dans ses efforts d’intégration, ou bien les collectivités locales dans leurs efforts de décentralisation ?MR : Je dirais qu’il faut réduire les antagonismes entre les trois. Aujourd’hui les Etats sont une réalité et ils représentent, quoi qu’on en dise, les structures les plus solides. L’UA ne me semble pas, avant longtemps, en mesure de les remplacer. Quant à la décentralisation, j’en suis un partisan de la première heure, y compris pour la France. Je me souviens avoir écrit, il y a déjà longtemps, une plaquette intitulée « Décoloniser la province » qui avait suscité un large débat, pour une part à l’origine de nos récentes lois de décentralisation… Nous avons, hélas, laissé aux pays africains francophones notre culture jacobine. Bien sûr, il faut aider les pouvoirs locaux africains, mais sans chercher à déstabiliser les Etats.
« Une tolérance de l’ordre de 10% de corruption est un mal nécessaire pour faire avancer les choses.»
LA : Pensez-vous, comme M. Bockel, que la France tarde trop à rompre avec sa politique dite françafricaine ?MR : Il a raison. La Françafrique m’a empoisonné la vie. J’ai parfois tenté d’empoisonner la sienne, mais elle a la vie dure…
Ceci dit, il y a bien longtemps que la France ne considère plus l’Afrique comme un intérêt stratégique. Elle n’a plus de position de « grande puissance » à défendre. Elle a encore quelques intérêts économiques à protéger, mais plutôt moins en Afrique qu’ailleurs… Ce qu’on appelle Françafrique, aujourd’hui, correspond peu ou pas à des décisions ou à des volontés politiques françaises et beaucoup plus à la présence persistante de collusions d’intérêts et de réseaux locaux créés à l’époque.
LA : Est-ce qu’à votre avis la France commet une erreur en ne considérant plus l’Afrique comme un intérêt stratégique ?MR : Pas nécessairement. Les relations entre la France et l’Afrique doivent maintenant s’inscrire dans un environnement international, ni plus, ni moins.
LA : Elle reste tout de même assez présente sur le continent…MR : Quand elle ne fait rien, on lui reproche son indifférence. Quand elle agit, on lui reproche son interventionnisme…
Je souhaiterais que l’UA soit capable de prendre des positions claires, d’analyser la réelle capacité des pouvoirs en place et de conseiller la communauté internationale sur les options à prendre. Prenons le cas du Tchad en ce moment. Je crois que la France a fait le moins mauvais choix possible, mais le pouvoir de M. Déby mérite-t-il vraiment d’être soutenu ? Est-il perfectible ? Existe-t-il une alternative ? Ce n’est pas à la France de répondre à ces questions, mais doit-on pour autant abandonner ce pays au chaos ?
Quand nous avons fait pression sur certains pouvoirs pour qu’ils instaurent la démocratie, nous avons commis l’erreur de croire que la démocratie, c’était seulement le multipartisme et les élections… Résultat, nous avons permis à des dictateurs en fin de légitimité de se maintenir au pouvoir plus longtemps en simulant des élections pour faire plaisir aux bailleurs de fonds. Mais selon moi, la démocratie ne peut s’établir réellement que lorsque trois critères sont réunis : 1) l’indépendance de la justice, 2) le contrôle de la police par la justice, 3) la liberté d’expression. Sans ces trois conditions, des élections ne veulent rien dire. De vraies élections pluralistes ne peuvent se dérouler que si ces principes préalables sont respectés.
LA : Il y a eu des transitions démocratiques…MR : A la suite du discours d’accompagnement de La Baule ont émergé quelques alternatives démocratiques, menées par des hommes bien formés en Occident, sans doute bien intentionnés, mais ignorants de la politique et particulièrement de la gestion, primordiale, de l’armée et de la police. Je pense, par exemple, à Albert Zafy à Madagascar ou à Pascal Lissouba au Congo. Finalement, leur entourage s’est comporté encore moins bien que le précédent, et ils n’ont pas su assurer la stabilité du pays. Résultat, les peuples ont préféré faire revenir par les urnes l’ancien pouvoir…
« La Françafrique m’a empoisonné la vie. J’ai parfois tenté d’empoisonner la sienne, mais elle a la vie dure…»
LA : Le tropisme africain, ou méditerranéen, de la France est-il compatible avec la dynamique européenne ?MR : La France a raté une chance historique d’établir de nouveaux rapports avec l’Afrique, non pas à cause de l’Europe, mais faute d’Europe. Elle a essayé trop longtemps de maintenir son pré carré et elle n’a pas vraiment réussi dans la transmission, à l’Europe, de sa connaissance de l’Afrique.
LA : Que devrait-on faire aujourd’hui pour établir de meilleures relations avec l’Afrique, et notamment avec la jeunesse africaine ?MR : Leur apporter du concret, financer les PME, créer des emplois. Une rupture avec le système de corruption doit s’imposer. Mais pas de manière dogmatique. Il faut tenir compte de la sociologie locale. En imposant des contrôles trop rigoureux et une tolérance zéro, on a parfois tué des entreprises et fait disparaître des ONG locales qui étaient, malgré tout, très utiles. Je pense qu’une tolérance de l’ordre de 10% de corruption est un mal nécessaire pour faire avancer les choses.
LA : L’émigration africaine est-elle la solution à la dépression démographique qui menace l’Europe ?MR : Personne ne veut en parler car, malheureusement, nos politiques ont trop longtemps attisé l’intolérance à l’émigration.
Le problème de l’émigration est clair : il faut que l’espoir d’une vie meilleure revienne dans les pays d’origine. En fait, cela veut dire que l’Afrique doit parvenir à une croissance à deux chiffres. Avec un peu d’aide, c’est possible. Dès qu’un pays d’émigration parvient à ce niveau de croissance, les flux s’inversent. Les gens ont plus de chance de réussir dans leur pays d’origine que dans leur pays d’accueil. C’est ce qui s’est passé en Turquie. Le problème s’est résolu tout seul, dès lors qu’est apparu un espoir d’avenir.
LA : Pour finir sur une note plus personnelle, d’où vous vient cet attachement à l’Afrique ?MR : Par un très grand ami d’études et de militantisme, Jacques Bugnicourt, qui m’avait embarqué dans une mission au Sénégal pour le Secrétariat au Plan. Il m’avait alors transmis sa passion de l’Afrique. Et ça ne m’a plus jamais quitté.
Et puis, plus tard, comme Premier ministre, lorsque vous avez 22 chefs d’Etat qui vous téléphonent chaque fin de mois…
avec lesafriques