C’est l’histoire d’un petit fabricant africain de smartphones qui se voit déjà dans la cour des grands noms de l’industrie mobile. A la tête de Mi-Fone, un entrepreneur charismatique, Alpesh Patel.
Né en Ouganda, Alpesh Patel et sa famille en furent brutalement expulsés durant son enfance, en 1972, par le dictateur de l’époque, Idi Amin Dada, du fait de leurs origines indiennes. Si cette injustice le marque profondément, Alpesh ne coupera jamais les ponts avec son continent de naissance et de cœur. Plusieurs années plus tard, il fait son grand retour en terre africaine, au Kenya, par le biais de l’entrepreneuriat et des nouvelles technologies, avec son projet de smartphone low-cost Mi-Fone, vendu à partir de 12 dollars et dont les ventes aujourd’hui explosent.
A ce jour, plus de 3 millions de Mi-Fone ont déjà été vendus en Afrique. « Le Mi-Fone est le téléphone des africains, il distribue des contenus africains et coûte moins de 100 dollars pour des performances comparables aux modèles concurrents venus de Californie ou d’Asie. A Dakar, Nairobi ou Lagos, qui peut s’acheter un smartphone à 600 dollars pour passer des coups de fils ?»
Rencontré à Marrakech, au Maroc, à l’occasion de la rencontre annuelle de l’African Leadership Network dont il est l’un des membres, Alpesh Patel nous livre dans une interview ses secrets pour entreprendre en Afrique, avec quelques bons conseils à la clé. Des propos recueillis par Samir Abdelkrim, entrepreneur, fondateur de StartupBRICS.com* et expert pour Les Echos.
Pourquoi avez-vous décidé de lancer un smartphone africain, le Mi-Fone ?
Alpesh Patel : Notre siège est à Nairobi, au Kenya et nous avons lancé le Mi-Fone en plein milieu de la crise économique, en 2008. Très sincèrement tout le monde pensait que j’étais fou. Surtout, à partir des années 2000, beaucoup d’entrepreneurs et d’investisseurs en Afrique et ailleurs doutaient de notre capacité à résister face aux rouleaux compresseurs que sont Apple, Samsung, Nokia, etc. Mais voilà, j’ai été le directeur de Motorola Afrique, et je connais bien les goûts des africains en matière de technologies mobiles. Je savais donc qu’il fallait créer un smartphone qui s’aligne sur leurs besoins. Les grandes marques internationales ne connaissent pas suffisamment les besoins des consommateurs africains. Oui certes, tout le monde aspire à posséder un iPhone, mais vu son prix, qui peut se l’offrir en Afrique ? Le Mi-Fone est un téléphone à la portée de tous les africains, et notamment de sa jeunesse, notre cible principale. Outre le prix très bas, nous avons su créer un attachement émotionnel entre le Mi-Fone et la musique africaine, la mode africaine, les divertissements africains. Nous avons su créer un « lifestyle » autour de notre marque. Pour les jeunes branchés d’Accra ou de Nairobi par, le Mi-Fone est associé à l’imaginaire de la nuit africaine et de la fête. Voilà ce qui signifie comprendre et être à l’écoute de son marché.
La concurrence est rude dans votre secteur. Combien faites-vous pour générer des revenus?
Alpesh Patel : Le tout premier jour où j’ai lancé le Mi-Fone, j’ai eu une première commande depuis le Ghana, nous avons donc pu monétiser dès le commencement. La monétisation fut notre obsession matin, midi et soir, car nous fonctionnions sur fonds propres – nous ne disposions que de 100.000 dollars au démarrage – et il faut à la fin de chaque fin mois régler les factures, payer les fournisseurs, verser les salaires des collaborateurs, etc. Il fallait constamment vendre des smartphones pour survivre et c’est cet instinct de survie qui fut notre principal moteur. Et puis nous devions nous dépêcher d’occuper le terrain lorsque l’on connaît la force de frappe financière de concurrents comme Samsung, et ce qu’ils peuvent dépenser en campagnes marketing pour inonder le marché. Notre stratégie fut donc de nous déployer sur tout le continent, le plus vite possible. Et d’innover, en permanence. Nous n’avons pas les budgets marketing de nos concurrents asiatiques qui se chiffrent en millions de dollars, mais nous pouvons innover, être créatifs, trouver les bonnes méthodes de marketing virales pour attirer, séduire, fidéliser la clientèle et en faire nos premiers ambassadeurs. Nous avons donc ciblé 12 marchés africains en même temps, ce qui fut facilité par ma connaissance des goûts de consommation africains.
Combien de smartphones avez-vous vendu depuis le début de votre aventure entrepreneuriale ?
Alpesh Patel : Entre 2008 et aujourd’hui nous avons vendu plus de 3 millions de modèles de Mi-Fone en Afrique, ce n’est pas un chiffre démentiel mais pour une entreprise lancée sur fonds propres, en mode « bootstrap », ce n’est pas si mal ! Ces ventes nous ont pas permis de générer 30 millions de dollars de revenus, mais nous voulons aller beaucoup plus loin dans la conquête des classes moyennes africaines. C’est pour cela que nous avons décidé d’ouvrir notre capital à des investisseurs, pour avoir les moyens de nos ambitions, afin d’accélérer notre expansion.
La levée de fonds fut difficile pour vous ?
Alpesh Patel : Honnêtement, ce fut très difficile de lever des fonds. J’ai personnellement contacté plus de 100 personnes en Afrique, en Europe, aux États-Unis et j’ai frappé à de très nombreuses portes qui étaient toutes fermées sous prétexte qu’on ne pouvait pas sérieusement concurrencer Apple ou Samsung ! Nous avons eu la chance de rencontrer des investisseurs en Afrique du Sud qui nous ont écouté, ont analysé nos métriques, et nous ont dit : on fonce ! Nous avons levé plusieurs millions de dollars pour devenir en moins de cinq ans le numéro un des smartphones en Afrique, notre objectif maintenant est d’aller encore plus vite. Nous avons déjà effectué le travail le plus difficile qui est l’évangélisation et l’éducation du marché, nous voulons maintenant renforcer nos canaux de distribution et accélérer les recrutements. Il y a 54 pays en Afrique, il y a encore beaucoup de travail à faire et même sur les marchés où nous sommes présents, nous ne sommes pas encore assez puissants. Nous devons donc améliorer constamment ce que nous faisons.
Vos smartphones sont-ils produits en Afrique ?
Alpesh Patel : Ils sont conçus et désignés en Afrique mais produits en Chine. La Chine dispose d’une infrastructure et d’un écosystème de qualité qui leur permet de produire des smartphones et toutes sortes d’objets connectés pour le monde entier, avec une qualité qui se renforce. Nous pourrions idéalement produire nos produits en Afrique mais honnêtement il faut plus de soutien des gouvernements, qu’ils investissent dans la Recherche et le Développement et développent les infrastructures. Par contre nous favorisons la création de contenus local africain, par exemple nous travaillons avec des designers et des studios africains qui créent nos émoticônes. Les musiciens africains peuvent aussi intégrer leurs contenus dans nos téléphones.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes africains qui veulent entreprendre ?
Alpesh Patel : Je vais être honnête, l’entrepreneuriat est un long voyage, parfois terrifiant ! Il y a 20 ans tout le monde voulait être médecin ou avocat, il y a 10 ans tout le monde voulait être trader ou banquier, aujourd’hui tout le monde veut être entrepreneur. Le problème, c’est qu’en tant qu’entrepreneur vous ne pouvez compter que sur vous-même, vous ne disposez plus de revenus garantis. La facture psychologique est importante. Un conseil que je donnerais à un jeune entrepreneur africain : trouvez les bons partenaires dès le début, et partagez, mettez votre ego de côté. Je préfère avoir 10 % d’une start-up qui vaut 100 millions de dollars que 100 % d’une start-up valant 1 million de dollars. Ensuite, trouvez un problème et résolvez le ! Ce peut être dans la santé, dans les transports, dans la logistique, dans l’agriculture. C’est ce que les investisseurs vont vous demander : quel problème es-tu en train de résoudre avec ta start-up ? Enfin, il faut avoir une vision globale – car les visions étroites ne sont pas compatibles avec l’entrepreneuriat – et la faire suivre d’actions. L’exécution est très importante, vous ne devez compter sur personne d’autres que vous-même et votre équipe. Si vous pensez avoir le bon produit, que vous l’avez testé et que vous avez l’impression de résoudre un problème qui compte vraiment, alors concentrez-vous sur ce produit, et ne vous dispersez pas.
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