Poussé à la démission par l’ANC qui a été sa vie, Thabo Mbeki n’a pas eu une sortie à la mesure de sa contribution à la lutte contre l’apartheid, à l’édification de son pays et à la renaissance africaine.
« À la guerre, si votre camarade tombe devant vous, vous ne devez pas vous arrêter. Vous continuez la bataille. Il faut apprendre à ne pas pleurer » aime à citer Thabo Mbeki, ci-contre, président d’Afrique du Sud et fils de Govan Mbeki, ancien compagnon de détention de Nelson Mandela.
Méfiant, soucieux d’être seul maître à bord, il choisit Zuma, persuadé qu’il ne peut lui faire de l’ombre. C’est cette erreur de jugement sur cet homme qui lui sera fatale.
Cette fois, c’est lui qui est tombé, non sous les balles qui ont ravi tant de militants de la lutte contre l’apartheid, mais sur le champ politique. L’amertume est évidente, qui le fait renoncer à assister à la prestation de serment de son successeur, mais probablement ne se lamentera-t-il pas. Il a appris à refreiner ses émotions. En 1987, quand il revoit son père pour la première fois depuis vingt-quatre ans, il ne se précipite pas vers lui. Une simple poignée de main et, surtout, il l’appelle « camarade ».
« Je n’ai jamais eu de temps à consacrer à mes enfants », a avoué Govan, plus tard. Confié à son oncle à 7 ans, il adhère à 14 à la Ligue de la jeunesse de l’ANC. Ses déboires commencent. Pour avoir incité sa classe à boycotter les cours pour protester contre l’instauration de l’éducation bantoue, un enseignement au rabais pour les seuls noirs, il est exclu. Brillant élève, il passe son baccalauréat par correspondance.
Exil
Il a dix-huit ans. L’ANC le prend alors en charge pour ne plus le lâcher, jusqu’à la semaine dernière, date de son renvoi. Il est placé sous la protection de Walter Sisulu, secrétaire général de l’ANC (1949-1955). Deux ans après, en 1962, peu avant le procès qui enverra Mandela et son père en prison, l’ANC l’exfiltre pour Londres, via la Tanzanie. Il y fait un master d’économie et se gavant de Shakespeare, Yeats et Brecht. Un autre géant en exil, Oliver Tambo qui a présidé le parti (1967-1991), le repère et le prend sous son aile protectrice. Il lui demande de créer l’association d’étudiants sud-africains en exil.
L’exil durera trente ans. Jusqu’à son retour en 1990, sa vie est une succession de voyages. L’Union soviétique, pour sa formation militaire, la Zambie, le Botswana, le Swaziland. En 1975, Tambo le nomme représentant de l’ANC au Nigeria. Il devient le plus jeune membre du comité exécutif du parti. En 1978, il monte encore en grade, en devenant le secrétaire politique de Tambo, puis directeur de l’information.
Diplomatie
Commence alors le combat diplomatique car l’ANC, réaliste, convient que sa victoire sur l’apartheid ne sera pas militaire et engage les négociations. Installé alors à Lusaka, en Zambie, le pays des rencontres secrètes avec le pouvoir blanc, il est en première ligne et se montre fort à son aise dans l’exercice diplomatique. « Il faut prendre les Afrikaners tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils soient », se convainc-t-il. A Dakar, en 1987, négociant avec les Afrikaners, il leur dit tout de go : « Je m’appelle Thabo Mbeki, je suis moi aussi un Afrikaner. Ne craignez rien, vous ne serez pas assassiné ce soir dans votre lit. »
A la fin de l’apartheid, il est récompensé de son engagement en jouant les premiers rôles. Ceux qui peuvent lui disputer la place de numéro deux ne sont pas nombreux. Trois en réalité. Cyril Ramaphosa et Tokyo Sekwale, qu’il écarte habilement. Celui qui eut véritablement pu le menacer, Chris Hani, est tué par un extrémiste blanc.
Dauphin
Pendant la présidence de Madiba, c’est lui qui tient la maison. A la télévision sud-africaine en 1996, Mandela le confirme : « Il est le véritable président, c’est lui qui dirige le gouvernement. Moi, je suis un président de cérémonie. »
Mais l’équipe est bien celle de Mandela et la différence de style entre les deux hommes apparaît dès qu’il est seul au pouvoir. Sa tâche est, il est vrai, herculéenne : exister après les figures tutélaires de la lutte, Mandela, Govan Mbeki, Oliver Tambo ou Walter Sisulu.
« Il faut prendre les Afrikaners tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils soient. »
« Les sages équilibres maintenus par Mandela doivent faire place à la méthode Mbeki. Contrastant avec Mandela, Mbeki adopte un style de gouvernance singularisé par un contrôle accru des ressources politiques (avec une maîtrise de son personnel politique) et économiques », peut-on lire dans L’Afrique du Sud dix ans après de Philippe Guillaume, Nicolas Péjout et Aurelia Wa Kabwe-Segatti (Karthala, 2004).
Bunker
Méfiant, soucieux d’être seul maître à bord, il choisit Zuma, persuadé qu’il ne peut lui faire de l’ombre, comme l’écrit le Sunday Times du 12 septembre 1999 : « Ayant le même âge que Mbeki, il sera sans doute trop âgé quand Mbeki entamera son second mandat. En outre, Zuma ne semble pas avoir le charisme nécessaire… Pour finir, ses connections et son rôle au sein des structures secrètes de l’Anc durant son exil et les scandales (tels que les violations des droits de l’homme dans les camps de l’Anc) auxquels il a été mêlé, ainsi que les récentes affaires de corruption, hypothèquent ses chances d’accéder au pouvoir. ». C’est son erreur de jugement sur cet homme qui lui sera fatale.
« Je m’appelle Thabo Mbeki, je suis moi aussi un Afrikaner. Ne craignez rien, vous ne serez pas assassiné ce soir dans votre lit. »
Tout à sa puissance, Mbeki avait tancé ses camarades : « personne au sein de l’ANC ne se lève et dit : “Vous faites des erreurs.” On dit que j’intimide et bloque les discussions ouvertes : c’est complètement faux ! »
C’était hélas vrai. Plus personne n’ayant depuis longtemps osé l’affronter, la première confrontation lui a été fatale.
Mbeki quitte la scène par une porte qui n’est pas à sa mesure. Grand intellectuel combattant de l’Afrique, il a contribué à la libération de son pays et l’a préservé des dérives qui ont ruiné le Zimbabwe. Son pays a connu, depuis 2003, une croissance économique sans précédent. « Je suis Africain » a-t-il dit à l’occasion d’une session au parlement sud-africain.
Echec
Les échecs sont tout aussi cuisants. Il a reconnu, dans son digne discours d’adieu, la persistance d’une « pauvreté abjecte » et d’une criminalité qui atteint 38 meurtres et 76 viols pour 100 000 habitants chaque année. Sans compter la dégradation des services publics, la corruption et le sida.
Petit bourgeois, fils d’enseignants, Mbeki n’aura jamais été le charismatique successeur de Mandela dont rêve l’Afrique du Sud, mais les lettres des mineurs qu’il lisait à leurs parents alors qu’il n’avait que sept ans, l’ont bien trempé dans la réalité de son pays. Pas assez pour se souvenir de cette phrase de Shakespeare qu’il aime : « Il est excellent d’avoir la force d’un géant. Mais tyrannique de l’utiliser comme un géant. »
avec lesafriques