Vous êtes la première femme directrice de l’école des Beaux-Arts, comment vivez-vous cela?
Disons que c’est le temps de la femme. Je suis dans une école où il y a plus d’hommes comme enseignants. Donc ça peut être un obstacle comme un atout. Un obstacle du fait que la femme dans la société africaine n’est pas vue comme une femme qui doit diriger. Donc il y a ces préjugés-là. Mais en tant qu’artiste je sais dompter ses préjugés et m’imposer pour dire que nous sommes tous Hommes et qu’il n’y a pas de différence.
Comment faites-vous pour vous imposer?
Je fais mon travail comme il se doit, sans état d’âme. Quand il faut sévir, je sévis. Mais je suis là aussi pour aider mes enseignants et mes étudiants pour les aider à aller de l’avant, trouver des ouvertures pour eux.
Les hommes se laissent-ils faire facilement?
Mais c’est l’administration, me laisser faire, disons que ce n’est pas évident. J’avoue que ce n’est pas évident. Parce que chaque matin, ils laissent leurs femmes à la maison pour venir être commandés entre guillemets par une femme, souvent ça fait un peu de grincement aux dents. Mais, je pense qu’au fur et à mesure que le temps passe, ça s’impose à eux.
Votre entrée aux Beaux-Arts s’est fait juste après l’obtention de votre BEPC. Est-ce votre choix ou cela s’est imposé à vous?
Il faut dire que déjà au collège, je m’intéressais à tout ce qui était art. Et donc il y avait aussi un journal dans notre collège où j’écrivais des poèmes. J’avais mon professeur d’art plastique qui m’encourageait. Et puis à l’époque, il faut dire que le circuit, comme le lycée artistique existait, il prend les élèves à partir de la seconde. C’était ça à l’époque jusqu’en troisième année où on avait un diplôme qui équivalait au BAC, ensuite on continuait nos études supérieures. Donc ça ne s’est pas imposé à moi c’est une passion que je suis venue développer.
Pendant ce temps, vos frères se moquaient de vous. Est-ce qu’à un moment donné vous avez eu envie d’abandonner?
J’avoue qu’à un moment donné j’ai eu envie d’abandonner. Tellement les gens se moquaient de moi. « Papa te met à l’école, ce sont des dessins que tu fais ». En fait ce n’était rien pour les gens à l’époque, embrasser la carrière, faire de l’art c’est comme si on avait échoué. Donc, j’ai eu des doutes. Et puis à l’époque mon beau-frère m’avait demandé de venir chercher mon dossier pour me trouver une place au lycée technique. Donc je suis arrivée et j’ai trouvé mon oncle Bitty Moreau, qui m’arrache le dossier pour le redéposer à la direction me disant ceci : ‘’ les gens ne savent pas ce qu’est l’art, ne les écoute pas’’. Bitty Moreau a été là, au moment où il le fallait pour m’encourager, me pousser à aller de l’avant. Comme on le dit parfois, on ne peut pas échapper au destin et c’est mon cas.
Aujourd’hui comment vos frères et tous ceux qui n’ont pas cru en votre choix, vous regardent-ils?
Je crois que c’est avec fierté. Je pense qu’ils ne savaient pas. Il y a beaucoup de personnes dans leurs cas.
En 1987, vous exposiez sur le thème qui porte sur le crash d’un avion de la Varig, à Bingerville. Pourquoi spécialement sur ce crash?
Ça a été un choc. C’était la première fois qu’on voyait un avion sombré dans les eaux de Côte d’Ivoire. J’étais entrain de préparer cette exposition et puis il y a eu l’accident. L’artiste est celui qui dit ce que le peuple ressent au plus profond, l’artiste arrive à transcrire sur toile, à travers une chanson, à travers une poésie, à travers un livre. Moi en tant que plasticienne, j’ai essayé de transcrire cela sur toile.
Ce n’était pas réveillé cet événement douloureux dans la mémoire de ceux qui y avaient perdu un parent, un ami…
C’était pour moi la manière de m’exprimer. Tout sujet est prétexte à la création. Certainement que ça a été un choc. Mais ça a été un prétexte pour moi de dire certaines choses.
Alors, le « daro-daro », qu’est-ce que c’est?
Il faut dire dans la vie d’un peintre ou d’un groupe de peintre, il y a des moments où on sent le besoin de se regrouper et puis défendre des idées. A un moment donné avec mes amis, on a décidé d’aller travailler en dehors d’Abidjan, aux kilomètres 17 et puis faire notre exposition sur place. Le « Daro » en fait, en langue adioukrou c’est dans les fêtes de générations, le cri de victoire.
Est-ce le « Daro-daro » qui va engendrer le « vohou-vohou »?
Non. Le vohou c’est dans les années 70. Il y avait des étudiants ici qui travaillaient et à un moment il y a eu rupture de peinture. Donc le professeur Serge Lenon, un antillais, a demandé aux étudiants de partir dans la nature et de ramener tout ce qu’ils pouvaient trouver et de travailler avec. Alors, il y a un étudiant en architecture qui passait et a vu ce que ses amis ont ramené : des morceaux de bois… Et il a dit « vous faites du vohou », c’est en langue Gouro qui signifie « n’importe quoi ». ça a été le point commun de ces artistes à l’époque. Donc le « vohou » a été un mouvement. Aujourd’hui c’est le dénominateur commun de tous les artistes peintres de Côte d’Ivoire. Tous essaient d’utiliser des matériaux et du collage. Ça a existé dans l’histoire de la peinture. Quand vous voyez les courants, il y a eu des impressionnistes, des expressionnistes…
Est-ce que vos créations sont facilement vendues?
Lorsque le peintre travaille, il ne pense pas déjà à la vente. Lui, il ne pense qu’à s’exprimer. Il veut dire des choses et puis après il faut subsister et en ce moment là on pense à la vente. Mais il y a des galeristes et des agents qui sont là, qui aident les artistes à vendre leurs œuvres. Nous ici, on a une chance d’être en même temps des fonctionnaires. Il y a des jeunes peintres qui sont sortis du Centre Technique des Arts Appliqués de Bingerville, qui vivent de leur art; c’est-à-dire qu’ils n’ont pas autre chose que ça.
On ne vend pas les tableaux comme des petits pains. Il y a des collectionneurs, des amateurs… C’est pour cela qu’on fait des expositions. Mais on peu faire une exposition et ne vendre qu’un seul tableau. Ce n’est pas pour cela qu’on va arrêter de peindre, de travailler puisque c’est notre passion, notre tremplin d’expression. J’avoue qu’il y a beaucoup qui se découragent. Mais je pense que c’est parce qu’ils ne sont pas passionnés.
Etes-vous subventionnée ?
Moi, je ne connais pas ça (rire). Des subventions? Je pense que c’est ce qui fait qu’il y a beaucoup de peintres qui se découragent parce que ce n’est pas du tout facile. Mais il ne faut pas désespérer. Moi, je n’ai même pas de subvention pour pouvoir créer, non, je n’ai pas besoin de ça.
Quelle est la technique que vous donneriez aux jeunes qui souhaiteraient s’investir à fond dans ce domaine et qui malheureusement n’ont pas de moyens?
Qu’ils investissent, même s’ils n’ont pas les moyens. J’ai parlé de ceux qui sortent du centre technique des arts appliqués de Bingerville. Ceux-là, ce ne sont pas des enseignants. Mais ils se regroupent et souvent, ils font des manifestations, des expositions, s’entraident, c’est comme ça. En plus il faut aller vers les gens, il faut oser. Je pense que ce n’est pas l’Etat qui fait les artistes, ce sont les artistes eux-mêmes qui se font.
Concernant toujours vos créations, votre matière première préférée est la termitière. Qu’est-ce que cela symbolise pour vous?
Elle symbolise l’unité. La vie des termites est une vie organisée, hiérarchisée. Parce que vous voyez une molle de terre, comment ça été conçu? C’est avec patience. Déjà, Ça m’interpelle et je me projette dans ça. Maintenant, sur le plan plastique, c’est-a-dire la forme même de la termitière, l’élévation, les alvéoles, je m’inspire de cela pour pouvoir travailler, pour pouvoir faire ma création. Mais sur le plan symbolique déjà, j’aspire à cette société-là : organisée. Aujourd’hui on parle de paix, de réconciliation, moi, il y a déjà trente ans je parlais de ces choses-là. Pour dire que l’artiste est en avance sur son temps.
Côté famille, est-ce que madame Moreau a des enfants, petits-enfants ?
Oui, je suis mariée. J’ai des enfants et petits enfants. Je ne sais pas comment je me suis organisée. Très souvent on voit l’artiste, mais on ne sait pas que l’artiste peut avoir une vie de famille. Mes enfants sont grands aujourd’hui mais ils ont vécu dans cette ambiance là.
Comment avez vous réussi à concilier travail et vie de famille ?
Ça, vraiment, on me pose toujours la question, mais je ne sais pas. Alors je réponds que c’est la passion. Quand on est passionné de quelque chose, on ne fait pas de calcule. Je connais beaucoup de femmes qui sont sorties de cette école, on n’entend plus parler d’elles. Elles ont laissé de côté, parce qu’elles sont mariées. Mais moi, mon père m’a toujours dit que mon travail est mon premier mari. C’est important. Donc quand on se met ça dans la tête, normalement il n’y a pas de problème. Une femme émancipée, aujourd’hui, normalement doit pouvoir s’accomplir elle-même d’abord. Ensuite quand elle est mariée, alors le mari la respecte. Ils peuvent discuter d’égale à égale. Ça j’y tiens et c’est très important.