Ilyas El Omari, le président de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima et le patron de la première formation de l’opposition, revient avec force sur les défaillances de la régionalisation avancée ou sur les erreurs de gestion du gouvernement.
Ilyas El Omari reçoit au siège du conseil régional, installé rue des Amoureux à Tanger, dans un ancien local du consulat américain. Il préfère s’asseoir sur le canapé. « Je n’aime pas les bureaux, ni celui-là ni celui que j’ai à Rabat, au siège du PAM [Parti Authenticité et Modernité, dont il est le secrétaire général]. Et je choisis toujours un siège à côté de la porte, cela me rappelle que le pouvoir n’est pas éternel », philosophe le président de région en servant du thé à la menthe dans un service qu’il a acheté « de [sa] propre poche ».
Natif d’un petit douar de la province d’Al Hoceima, ancien activiste de l’ultragauche, Ilyas El Omari n’aime pas le pouvoir alors qu’il est au cœur de celui-ci. Homme d’influence auquel on prête de solides amitiés dans l’entourage du Palais, le patron de la première formation de l’opposition et deuxième force politique marocaine est à la fois direct et énigmatique.
Facilement enclin à l’autocritique, il n’a pas la langue dans sa poche quand il parle des défaillances de la régionalisation avancée ou des erreurs de gestion du gouvernement, qu’il estime responsable de la crise née à Al Hoceima en 2016-2017.
Jeune Afrique : D’un côté, la flamboyante Tanger, de l’autre, un arrière-pays et un Rif central en retard. Comment expliquez-vous de tels déséquilibres ?
Ilyas El Omari : Vous avez raison. Notre région est devenue la deuxième puissance économique du pays, mais elle souffre de disparités socio-économiques : 34 % de la population est analphabète, 50 % à Chefchaouen. Dans certaines provinces, la moitié de la population n’a pas accès à l’eau potable et, plus alarmant encore, le taux de chômage des jeunes caracole à 87 % dans certaines zones, comme à Ouezzane et à Al Hoceima.
Les provinces ne disposent pas encore d’une identité propre
À cause du décrochage scolaire et du manque de formation professionnelle, ces jeunes sont une proie facile pour le jihadisme et l’immigration clandestine. Avant la nouvelle régionalisation, les disparités se situaient entre Rabat-Casa-Kenitra et le reste du pays. Maintenant, elles séparent le centre d’une région (sa capitale) et ses territoires. Ainsi, la province de Fahs-Anjra est restée à 100 % rurale et, alors qu’elle abrite le port de Tanger Med, seuls 1 % de ses jeunes travaillent dans la zone portuaire.
Pourquoi ce décalage ?
Lorsqu’il a décrété la création de cette province [en 2003], le gouvernement n’a pas accompagné son projet d’un plan de développement spécifique. Les investissements ont commencé à affluer, mais sans aucun programme de formation qui aide les jeunes locaux à accéder à l’emploi. Autre problème : jusqu’à présent, les provinces ne disposent pas encore d’une identité propre, c’est‑à-dire d’un tableau de bord de leurs potentiels naturel, humain et économique, qui doivent dicter la nature des investissements.
Que faites-vous pour mieux répartir la richesse ?
Nous mettons en place cette identité. Pour créer le développement, il faut définir celle de chaque province. Tanger est une ville industrielle. Larache est surtout un territoire agricole, d’où notre projet d’agropole.
Le problème ne concerne pas les infrastructures, mais la formation du capital humain
Chefchaouen est adaptée au tourisme rural, Ouezzane à un tourisme culturel et spirituel. Tétouan est une ville méditerranéenne réputée pour sa tradition culinaire. Tout comme Al Hoceima, où l’on peut en outre attirer les amateurs de montagne en plus de ceux qui pratiquent la pêche.
Tanger est déjà un pôle automobile, électronique et portuaire. Pourquoi vouloir aussi en faire une plateforme digitale, sachant que Casa est en avance sur ce créneau ?
Le digital est sans frontières, comme Tanger, qui a un passé de ville internationale. C’est d’elle qu’est parti le grand voyageur Ibn Battuta [qui y est né en 1304] pour rejoindre la route de la soie, pas de Casablanca. Cette ouverture sur le numérique va nous permettre de construire une cité des médias, un peu comme celle de Dubaï, si ce n’est mieux. Nous avons donc besoin d’attirer les opérateurs téléphoniques, audiovisuels et des sociétés spécialisées dans le numérique. On a identifié un terrain de 30 ha en proche banlieue de Tanger, et les techniciens travaillent sur la maquette.
Autre point important : le digital permettra de résoudre le problème de l’enclavement des régions, car il n’a pas besoin de transport terrestre ou maritime – un créneau idéal pour une ville montagneuse comme Al Hoceima. C’est pour cela que le problème ne concerne pas les infrastructures, mais la formation du capital humain.
Lors des mouvements de contestation à Al Hoceima, vous avez dit que votre région n’avait pas les mains libres face à l’État. Pourtant, la régionalisation est entrée en vigueur en 2015…
Il y a une grande différence entre décider et appliquer. Le conseil de région n’a pas encore de prérogatives propres. Il n’est même pas membre de la commission régionale d’investissement – dont les projets se décident toujours à Rabat. L’an dernier, nous avons créé notre agence régionale d’exécution des projets qui, comme le veut la loi sur la régionalisation, est censée être le maître d’ouvrage du Plan de développement régional.
L’agence régionale d’exécution des projets n’a encore aucun pouvoir
Mais elle n’a encore aucun pouvoir. Aujourd’hui, en matière de gestion locale, le président d’une commune [maire] a plus de pouvoir que le président d’une région. Il donne des permis de construire, des autorisations d’ouverture de commerces, etc., alors que la région ne signe ni ne cosigne rien, y compris en matière de transport urbain ou de formation professionnelle, qui relèvent pourtant désormais de ses compétences.
Alors quels pouvoirs avez-vous ?
Nous n’en avons pas. Pour piloter un projet, nous devons signer une convention avec le département ministériel concerné, qui nous donne le droit d’agir. Dans quelques semaines, nous allons ouvrir un dialogue franc avec ces ministères (Industrie, Emploi, Tourisme, etc.), afin d’avoir enfin les mains libres sur les projets qui concernent notre région.
J.A.