“La Dangereuse”, livre issu d’une série d’entretiens menés par Marion Van Renterghem, grand reporter au Monde, avec l’actrice marocaine Loubna Abidar, sort ce mercredi en librairies. Extraits.
Le 18 mai sort en librairies La Dangereuse, le livre de Loubna Abidar publié chez Stock, dans lequel l’actrice marocaine revient sur son enfance, ses blessures, mais aussi sur les coulisses du film Much Loved de Nabil Ayouch où elle a joué le rôle principal. Rôle qui lui a valu l’ire de ces concitoyens, et son exil français depuis novembre dernier. Jeune Afrique vous offre quelques morceaux choisis de ce livre témoignage.
Les brûlures de la vie
« J’ai toutes sortes de cicatrices, plus ou moins bien cachées. Les brûlures de cigarettes sont un peu parties avec le temps mais celle qui avait tourné au furoncle, juste au-dessus de ma poitrine, était si moche, qu’un coup de chirurgie esthétique a bien arrangé l’affaire. Il me reste une balafre sur le bras gauche. Ça, c’était le couvercle brûlant d’un plat à tajine. Celle sur le torse, en haut à droite, je ne sais plus avec quoi c’était. Cette autre qui me traverse une partie du front non plus. Il m’a si souvent frappé… C’est comme dans un film de karaté. Quand tu te retrouves balancée contre la table et que, trois secondes après, tu cognes une fenêtre, à la fin du combat tu ne sais plus ce qui t’es arrivé. C’est comme dans un film de karaté. Il y a les traces de brûlures sur mes jambes aussi. Au hammam, en m’épilant, je m’amuse toujours à les chercher mais elles ont un peu disparu. »
Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?
« J’ai six ans. On est assises à ne rien faire, mes cousines et moi, dans le riad de ma grand-mère. L’oncle Saïd s’assied avec nous et demande à chacune ce qu’on voudrait faire quand on sera grandes. Ce n’est pas moi qui commence mais je sais ce que je vais répondre et j’écoute les autres en attendant mon tour. Elles répondent toutes la même chose : avoir un mari et des enfants. La seule chose qui distingue leurs rêves, c’est le style du mari. Sana veut être la quatrième femme d’un homme vieux parce que, selon sa théorie, la quatrième est toujours plus gâtée, donc elle aura tout ce qu’elle veut et tous les bijoux du monde. Hannen veut se marier avec un homme libre d’esprit et qui fume, pour qu’il l’autorise à fumer. Asma en veut un qui possède une très grande ferme pour pouvoir y élever leurs cinq enfants. Malika veut un Saoudien, pour être la plus riche du monde – ce en quoi elle réussira. Mon tour vient enfin. Je m’impatientais de pouvoir dire à mon oncle ce que je voulais être, mais je savais qu’il me poserait la question en dernier car je suis la plus petite.
– Et toi Loubna ?
– Moi je veux être une pute célèbre dans le monde entier ! »
La rencontre avec Nabil Ayouch
« J’ai du mal à être dans mon corps, à le regarder, à l’admettre. Depuis mon enfance, je n’arrête pas de rire et de faire du bruit, de gesticuler pour faire croire que tout va bien et pour cacher mes cicatrices, celles qui se voient et les autres. Nabil Ayouch repère immédiatement ce masque que je me suis fabriqué. Mieux : il m’apprend à l’enlever. Le temps qu’il me donne, le respect qu’il me donne, la confiance qu’il me donne ! Quelque chose en moi sonne faux, jusque dans ma voix, trop perchée dans les aigus. Il me fait faire beaucoup d’exercice pour travailler cette voix bancale, partir du ventre et de la gorge, explorer mes souvenirs intimes, revenir à l’origine de ma rage. Il déconstruit mon histoire et on repart à zéro. Il m’explique la liberté du corps qui commence par l’amitié du corps. Il m’oblige à rester longtemps devant la glace, toute nue. À toucher ma peau, à passer ma main sur mes cicatrices en me regardant dans le miroir. Moi, Loubna Abidar, femme marocaine dressée et programmée comme toutes les autres pour être une ratée, j’ai l’impression de repasser l’examen de ma naissance. On efface, on recommence. Je peux maintenant témoigner : sans les préjugés obscurs qui te plombent la tête, tout est nettement mieux. Nabil Ayouch change ma vie, non seulement en tant qu’actrice, mais en tant que femme. Il m’apprend à vivre mes cicatrices, à les aimer. »
L’exil en France
« Je n’ai jamais voulu habiter loin du Maroc. Au Brésil, avant la naissance de Luna, alors que nous avions une belle maison au bord de l’océan, il me manquait la couleur rouge de ma ville, le jus d’orange de la place Jemaa el-Fna, les confidences de ma masseuse au hammam, la rumeur des souks qui emplit les rues de la médina, les rêves de mes cousines, l’hospitalité et la chaleur des voisins aux portes toujours ouvertes, les rigolades et les engueulades autour du tajine. Je suis retournée au Maroc et le Maroc n’a pas voulu de moi. Il ne veut pas de la femme que je suis et de ma liberté à l’affirmer. Je suis maintenant réfugiée en France où l’on m’accueille comme jamais aucun pays ne m’a accueillie, on l’on me célèbre comme jamais je n’ai été célébrée. Mon Maroc me manque. Mais entre lui et moi, ça n’a pas marché. »