Sommaire
- – Invariants et formes sociales de la rumeur
- – Escalade communicationnelle et marché parallèle de l’information
- – Internet, palais des rumeurs
- – Références
Invariants et formes sociales de la rumeur
Contre ces raccourcis aventureux, la science de la rumeur doit ses premières avancées véritables à l’introduction des principes de l’observation empirique et des dispositifs expérimentaux dans les sciences sociales (Froissart, 2003). Mais elle tient plus encore ses lettres de noblesse scientifique de la sociologie compréhensive qui a arraché l’étude de cet objet à la moraline académique des origines, plus prompte à juger les colporteurs de rumeur qu’à saisir objectivement et méthodiquement les logiques de leur comportement.
• La rumeur est une révélation, étonnante, subversive voire scandaleuse. Le potentiel de dévoilement de son message dépend très étroitement du groupe où elle se diffuse, au sens où la forte valeur d’échange qui détermine la rapidité de sa transmission nous renseigne sur ce qui y constitue un élément d’information inédit, mais aussi sur le type de récits qui y acquièrent une signification collective immédiate (Festinger, 1967).
• Pour produire leur effet de dévoilement, les récits de rumeurs empruntent et combinent principalement quatre thèmes narratifs : la faute, la trahison, le complot et le mal dissimulé (Aldrin, 2005). De par la nature alternative et clandestine de la rumeur, ces thèmes se déploient prioritairement sur les représentants de l’ordre légitime et les producteurs de vérités officielles : grands médias, institutions de pouvoir et, plus généralement, les « puissants » et les personnalités en vue (les « people »).
Escalade communicationnelle et marché parallèle de l’information
En effet, au cours des deux dernières décennies, on a pu observer une généralisation de l’équipement et de l’usage en moyens de la communication stratégique. À côté des acteurs institutionnels et commerciaux déjà convertis à ces pratiques, la plupart des organisations engagées dans la défense d’un intérêt (lobbys, cabinets de consultants, conseillers juridiques) ou dans la défense d’une cause (associations citoyennes, ONG, mouvements sociaux) sont également aujourd’hui dotées d’un appareil de visibilité et d’intervention dans l’espace public (supports médiatiques propres, dispositifs de communication institutionnelle, relations presse, outils de suivi et de ciblage du public, mise en scène de soi, tribunes de presse, etc.). Toutes ces opérations d’information-communication ont des visées persuasives, cherchent à prendre à témoin l’opinion et/ou les pouvoirs publics de la justesse des intérêts et de la cause défendus, générant une « course aux armements communicationnels » (Neveu, 2010).
En contrepartie de la garantie d’exercice des libertés fondamentales (opinions, réunion, croyance) et de la liberté consubstantielle de la presse, des cadres juridiques et conventionnels assuraient ainsi leur bon usage. Une part de ces cadres étaient des dispositifs de contention des fausses informations et des rumeurs. Mentionnons les chartes d’éthique des journalistes. En France, la première charte des journalistes (1918, remaniée en 1938) désignait « la calomnie, les accusations sans preuves, l’altération des documents, la déformation des faits, le mensonge pour les plus graves fautes professionnelles », déclarant ainsi contraire à l’éthique professionnelle des journalistes le fait de rapporter dans un article des affirmations non vérifiées ou autres rumeurs. La professionnalisation du journalisme — création d’écoles, de diplômes, d’organisations professionnelles, d’un système de cartes (Chupin, 2008) — et la structuration d’une instance collective de validation des contenus publiables – la rédaction – avaient achevé de poser un cadre d’autocontrôle des journalistes à l’égard des rumeurs (Tuchman, 1976).
Par ailleurs, dans toutes les démocraties modernes, des dispositions juridiques sanctionnent les différentes atteintes à l’honneur ou la réputation des personnes perpétrées par des révélations fausses (ou avérées mais protégées par le droit à la vie privée). En France, par exemple, le droit « refuse par principe de prendre en compte ce phénomène social incontrôlable » (Burguière, 1996), mais le juge peut condamner l’usage de la rumeur en tant qu’allégation ou insinuation de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne (le volumineux contentieux électoral témoigne du recours à cette tradition juridique).
Sans être éradiqués, les marchés parallèles ou clandestins de l’information – la rumeur est souvent comparée à un « marché noir » de l’information (Kapferer, 2010) – étaient donc cantonnés aux marges du système informationnel. En lien avec ce travail de codification et de pacification d’expression publique des opinions, on observe dès la fin du XIXe siècle un processus de domestication de la violence dans la compétition politique et électorale (Garrigou, 2002) et dans les manifestations collectives publiques (Fillieule, 1997).
Face à cette égalisation tendancielle de l’accès à l’espace public, les sites des institutions publiques et de grandes marques commerciales se sont aussi adaptés, dressant plus rapidement des contre-feux aux rumeurs (communiqués, clarifications officielles…). Le « fact checking » est devenu une pratique spécifique des journalistes de métier (cf. pages « Les décodeurs » du journal Le Monde, « Désintox » chez Libération), sous la forme d’une rubrique à part entière (alors même que la vérification de l’information est intrinsèque à toute activité journalistique), mais aussi des gestionnaires de contenus des sites. Cet appareil de déminage des rumeurs, des « hoax » et des « fakes » s’opère désormais en direct on-line. Immédiatement après l’annonce des attentats de Paris ou de Bruxelles en 2015 et 2016, les sites des grands titres d’information disséquaient en continu les rumeurs qui fourmillaient déjà sur Internet et les réseaux sociaux et expliquaient à leurs lecteurs comment se prémunir contre les fausses informations… pendant que « sur Twitter, des comptes djihadistes diffusaient de fausses informations pour ajouter à la panique ». La chaîne improvisée d’information est désormais une cohue d’annonces, d’interprétations, où les journalistes professionnels tiennent guichet à côté d’autres courtiers en nouvelles plus ou moins honnêtes et de propagandistes.
Les initiatives du type « ateliers d’autodéfense intellectuelle » lancées par des enseignants de collèges et lycées (et soutenues par la tutelle ministérielle) témoignent de la prise de conscience de la nécessité de proposer une réponse adaptée à l’attitude d’élèves mettant ouvertement en doute « la version officielle » de l’histoire sur différents sujets (extermination des juifs d’Europe par le régime nazi, épidémie de sida, attentats du 11-Septembre…). Aujourd’hui, avec la prégnance de la menace terroriste, responsables politiques, journalistes et intellectuels se préoccupent donc légitimement des rumeurs qui fleurissent sur les réseaux sociaux et dont font ventre les pires élucubrations conspirationnistes (Byford, 2011).
La rumeur apparaît en effet comme l’une des principales armes stratégiques des ennemis de la démocratie. Arme rhétorique manipulée par les prosélytes des théories révisionnistes, elle est aussi un topos des justifications avancées par leurs disciples lors de leur passage à l’acte (que l’on songe à la version prophétique de l’histoire livrée par Anders Breivik, le tueur norvégien d’Utoya, ou par la plupart des auteurs de mass shootings aux États-Unis). Avec des intentions et tactiques différentes, citoyens (Conspiracy Watch, Snopes, Hoaxbuster, Hoaxkiller, etc.), institutions (cf. l’initiative récente de la ministre de l’Éducation nationale d’une journée d’étude « Réagir face aux théories du complot »), journalistes et chercheurs ont, en quelque sorte, déclaré la guerre aux rumeurs. Mais, avec la croissance permanente du nombre de sites et de supports médiatiques dénonçant les supposés « mensonges de l’histoire officielle » (ReOpen911, asile.org, Réseau Voltaire,humanunderground.com, les vidéos et magazines de l’État islamique, etc.), ce combat pourrait bien se limiter à une concurrence stérile des vérités.
Par ailleurs, ces entreprises de prophylaxie contre les « épidémies de rumeurs » et les fausses croyances reposent sur une conception erronée du phénomène, vu comme une maladie de l’inconscient collectif, un symptôme d’irrationalité des masses hyperconnectées. Or, il faut se souvenir que, confronté aux rumeurs de guerre – ces bruits infondés qui menaçaient l’espérance de victoire des populations à l’arrière et sapaient le moral des troupes sur le front —, le gouvernement américain avait créé en 1943 un Office of War Information. Les spécialistes universitaires de psychologie comportementale du programme avaient alors imaginé une « thérapie collective » anti-rumeurs appelée « clinique des rumeurs » (démentis officiels radiodiffusés et publiés dans la presse, affiches disposées dans des lieux publics dénonçant l’irresponsabilité des colporteurs de rumeurs). Ces campagnes de contre-désinformation avaient principalement produit les effets attendus sur la part de la population qui attribuait encore crédibilité et légitimité aux autorités gouvernementales (Allport, Postman, 1947). On peut voir là une certaine parenté avec des initiatives récentes.
Internet, palais des rumeurs
Internet et les réseaux sociaux autorisent des interactions affranchies de ce souci mutuel d’autocontrôle et de mesure (Chaput, 2008). Rien ou presque n’y réfrène la « sociodynamique de la stigmatisation » à l’œuvre dans le commérage et le colportage de rumeurs. Les communautés engendrées par les réseaux sociaux procurent donc au phénomène d’innombrables schémas de diffusion réticulaire. Par ailleurs, il faut noter que les rapports dans l’espace public numérique sont marqués par l’égalité, la publicité et la promiscuité, abolissant ainsi les frontières entre l’officiel et l’officieux, l’autorisé et le clandestin (entre les coulisses et la scène, dirait Goffman), le factuel et le conjecturel. Cette fluidité immédiate entre les divers secteurs du monde numérique rend, en outre, possible la mise en résonance soudaine entre le militantisme déterminé d’organisations engagées dans la fabrication propagandiste d’une Histoire révisionniste du monde et le goût à la mode pour les versions alternatives des événements et les récits survivantistes (sur la deuxième vie d’Hitler ou Ben Laden) qui caressent ce vieux fantasme que « la vérité est ailleurs ».