Arrivé en France à l’âge de 19 ans sans un sou dans la poche, Lotfi Belhassine a bâti sa fortune sur des idées auxquelles il était le seul à croire.
Lotfi Belhassine, c’est un festival international de jazz dans une petite ville enclavée dans l’ouest de la Tunisie, un hôtel perdu au fin fond d’un village en Grèce, une petite compagnie aérienne qui s’attaque au monopole des grands transporteurs, un système de réservation hôtelière à partir d’un poste de télévision… Parcours.
Etudes fructueuses
C’était en 1967 et Lotfi Belhassine venait juste de mettre les pieds en France. Au lieu de demander une bourse pour poursuivre ses études, le jeune homme est allé directement négocier avec le directeur de l’Ecole supérieure de commerce (ESC) de Paris la gestion de la cafétéria et de la régie publicitaire du journal de l’établissement. Quelques semaines plus tard, les recettes décollent… Paralllèlement, l’étudiant amateur de musique et de belles lettres crée le festival de rue de Montparnasse. « Au bout d’un an, la cafétéria qu’il avait équipé d’un juke-box et d’un billard est devenue un lieu de vie agréable et très fréquenté… Quand il a quitté la faculté, Lotfi était déjà riche », se souvient Philippe Gloaguen, camarade de classe de l’homme d’affaires et fondateur du Guide du routard.
« Lotfi Belhassine est un homme de passion. La veille du dépôt de bilan d’Air Liberté, il y croyait encore. »
Esprit entrepreneurial précoce
Qu’il est parsemé d’embûches, le chemin qui a mené cet enfant, né le 29 août 1947 de parents musulmans modestes, au ghota des milieux d’affaires européens. C’est à La Marsa, une cité rassemblant une mosaïque ethnique au nord de Tunis, qu’il a été très tôt piqué par le virus de l’entreprenariat. Dans cette ville, des commerçants juifs connus pour leur agressivité dans le domaine des affaires cohabitaient avec des musulmans issus de grandes familles et des anciens colons français de confession chrétienne ayant refusé de regagner la France après l’indépendance de la Tunisie en 1956. Un milieu très ouvert qui a peut être contribué à aiguiller la destinée du jeune homme vers l’Europe.
Elève, il vendait des espaces publiciatires pour un petit journal régional afin de s’assurer le gîte et le couvert, aidé par un oncle commerçant qui traitait avec des Français et des Chinois. Il finit, à force de persévérance, par se constituer un petit pécule qui lui permet de larguer les amarres. Destination : la France qu’il a toujours affirmé vouloir conquérir un jour. « Nous étions programmés pour aller à Paris comme les croyants musulmans étaient programmés pour aller à la Mecque »…
Organisateur de festivals
Diplôme de commmerce et nationalité française en poche, il renonce à un poste de cadre dans une grande entreprise. Il pense plutôt à l’entreprenariat.
De retour dans son pays natal, où le tourisme est en plein essor, il estime, en précurseur, que la Tunisie ne doit pas se contenter de mettre en avant ses plages de sable fin et son soleil pour attirer les touristes du Nord. En 1971, il lance le premier festival de jazz dans le monde arabe à Tabarka, une ville enclavée dans l’ouest de la Tunisie sous le fameux slogan « Ne bronzez pas idiot ». Il multiplie les voyages marathons aux Etats-Unis et en France pour attirer la crème des artistes du monde entier. Miles Davis, Dizzy Gillespe ou encore Claude Nougaro, Juliette Gréco ou Léo Ferré pour la chanson française, ont ainsi défilé sur les planches du festival qu’il a mis sur pied. Le succès est foudroyant. Tabarka, la station balnéaire proche de la frontière algérienne, fait sa renommée internationale. Le jeune homme, qui pense que la culture donne aux hommes d’affaires une élégance que l’argent n’achète pas, organise également des universités d’été, un concept importé des Etats-Unis. Ainsi, l’islamologue Mohamed Arkoun proposant sa « relecture du Coran » ou la militante féministe Gisèle Halimi plaidant pour la parité entre les deux sexes ont-ils fait des vagues, attirant étudiants et intellectuels des autres pays du Maghreb.
Bronzez idiot !
Deuxième challenge : réussir en adoptant cette fois-ci le slogan inverse « Bronzez idiot ! », en l’occurrence le lancement d’un projet dans le secteur du tourisme balnéaire. En 1979, il crée le Club de vacances et de voyages Aquarius. Douze ans après l’ouverture du premier hôtel à Ermioni, un village de pêcheurs en Grèce, le club devient une véritable chaîne hôtelière intégrée : 18 hôtels et 80 agences de voyages et plusieurs tour-opérateurs ayant pignon sur rue, dont Go Voyages, Club Junior, Club Renaissance.
Le crash
Tout n’a pas été cependant rose dans le parcours de l’émigré qui était en train de « conquérir » l’Europe et non pas seulement la France. En 1987, il s’empresse d’importer le concept du low cost qui commençait à peine à émerger aux Etats-Unis en lançant la compagnie Air Liberté, filiale du Club Aquarius jusqu’en 1991. Les grands transporteurs européens, notamment Air France et British Airways, commencent à voir d’un mauvais œil la nouvelle compagnie qui a opéré une courageuse réduction subsantielle des tarifs. British Airways va même jusqu’à ne réserver aucun créneau horaire à Air Liberté. Le nouveau « trublion » du transport aérien contre-attaque d’une manière percutante. « Par vagues de cent personnes, collaborateurs ou amis de Air Liberté, nous faisions la queue devant les guichtes réservés aux vols de British Airways dès l’ouverture de l’enregistrement. Chacun d’entre nous débitait un message qui durait environ deux minutes, disant aux préposés que nous étions là pour défendre notre droit au travail mis en danger par British Airways qui n’était pas fair play en verrouillant l’éoroport de Gatwick ». Au bout de quelques années de résistance, la première compagnie low cost française est cédée à British Airways.
Dans son premier livre, Le ciel confisqué, il attaque vertement l’État et les médias français, les accusant d’avoir comploté pour étouffer son bébé. « Autant le Club Aquarius m’a apporté un plaisir sans mélange, autant l’aventure d’Air Liberté m’a laissé un goût amer. J’ai été le premier à attaquer le monopole aérien, mais je l’ai payé très cher. » La fulgurante ascension du nouveau magnat du tourisme n’a pas fait que des admirateurs. Elle a failli lui coûter la vie en novembre 1990 lorsqu’il s’est fait tiré dessus en rentrant à son domicile à Paris. Suite à cet attentat manqué qui n’a toujours pas été élucidé, il cède Club Aquarius au Club Méditerranée dont il devient administrateur.
Le phénix renaît… à Bruxelles
En 1999, il se lance dans l’aventure de Liberty Channels, la première plate-forme de communication sur le tourisme en Europe. Il avoue « avoir repris le chemin de l’école »pour développer ce projet : formation accélérée en multimédia en France, études de technologies de l’information aux États-Unis. Avec un chiffre d’affaires annuel de 40 millions d’euros, Liberty Channels regroupe aujourd’hui trois pôles : une banque de données sur Internet ouverte à tous les professionnels du tourisme, un centre d’appels téléphoniques à destination des consommateurs et Liberty TV, une chaîne de télévision proposant une grille de programmes variés, compromis entre le télé-achat et la chaîne thématique sur le voyage.
A travers cette plate-forme, des dizaines de milliers de touristes européens réservent à distance depuis près de dix ans billets d’avions, chambre d’hôtel, voitures de location….
« Lotfi Belhassine est un homme de passion. La veille du dépôt de bilan d’Air Liberté, il y croyait encore. Mais il est capable de rassembler son énergie pour redémarrer. Il renaîtra toujours de ses cendres. », affirme Caroline Lévy, ancien cadre à Air Liberté qui suit les nouveaux coups d’éclat de son ex-patron.
Même son de cloche chez Serge Fabre, directeur marketing et commercial de Liberty Channels : « Il a une idée par heure et n’hésite pas à pousser ses collaborateurs dans leurs derniers retranchements. Nous sommes toujours sur la brèche, mais pour nous, il est une véritable locomotive. Il sait toujours se mettre à la place des consommateurs… »
avec lesafriques