L’agence nationale du médicament, sommée par la justice de produire des documents sur le Levothyrox, substitut hormonal au cœur d’un scandale sanitaire, les a caviardé au nom de la loi sur le secret des affaires. C’est une première.
«Circulez, y’a rien à voir». C’est en résumé le message adressé par l’autorité publique chargée de contrôler les médicaments aux demandes de l’avocat Emmanuel Ludot sur la nouvelle formule du Levothyrox. Alors qu’il demandait une copie de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de ce substitut hormonal, l’homme de loi a reçu un document en partie effacé, au nom de la nouvelle directive sur le secret des affaires.
Interrogé par RT France, l’avocat s’insurge : «Il y a utilisation abusive de la loi sur le secret des affaires pour camoufler des infos que les malades sont en droit d’attendre.» Une pétition a d’ailleurs été lancée par le docteur Philippe Sopena, conseiller médical de l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT), contre le secret des affaires en matière de santé publique. Le 30 septembre, elle avait recueilli plus de 26 000 signatures.
Le secret des affaires appliqué pour la première fois en France
L’avocat avait fait la demande de cette AMM en février 2018, auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). «Ils ont mis six mois à me répondre, ils ont attendu la promulgation de la loi sur le secret des affaires», assure-t-il.
Sur les pages de ce document que RT France a pu consulter, plusieurs espaces blanches apparaissent. Son préambule invoque «le secret des affaires», il est noté que «le document est communiqué au demandeur après occultation ou disjonction de ces mentions». C’est la première fois que cette nouvelle législation, promulguée en juillet 2018, s’applique. Qu’avait donc à cacher cette simple autorisation de mise sur le marché ?
Il y a utilisation abusive de la loi sur le secret des affaires
La nouvelle formule du Levothyrox, un substitut d’hormones thyroïdiennes, est arrivée dans les pharmacies en avril 2017, sans que les 3 millions de patients n’en soient directement informés. Selon le laboratoire pharmaceutique allemand Merck qui le fabrique et le commercialise, le cadre réglementaire français ne prévoit pas que le fabricant communique directement avec les patients lors d’un changement de formule.
Or, ce flou a de quoi faire réagir, au vu du scandale qui a suivi, lié aux effets secondaires handicapants rencontrés par nombre de consommateurs de la nouvelle formule du Levothyrox : perte de cheveux, fatigue intense, insomnies, douleurs musculaires… Entre fin mars et mi-septembre 2017, environ 15 000 patients ont fait part de leurs soucis à l’ANSM, 5 000 cas ont été estimés «graves». L’association Vivre sans Thyroïde avançait en mars 2018 le chiffre d’un million de patients ayant désormais recours à un médicament alternatif, tandis que l’ANSM et Merck faisaient valoir les nombres, respectivement, de 500 000 et 300 000 patients ayant abandonné le Levothyrox.
Ils ont voulu camoufler quelque chose de très embarrassant
L’avocat rémois Emmanuel Ludot, défendant une plaignante, a donc tout naturellement fait jouer la justice pour demander des documents complets auprès de l’ANSM. «Il devrait y avoir une transparence totale sur ce que les patients consomment. De plus, à partir du moment où les infos sont transmises à l’ANSM, elles sont publiques : ils ont voulu camoufler quelque chose de très embarrassant», estime-t-il. Aujourd’hui, l’avocat devra s’adresser à la commission d’accès aux documents administratifs ou au tribunal administratif pour espérer obtenir les informations dissimulées.
Le lactose remplacé pour s’adapter au marché chinois ? «Pas du tout», assure le laboratoire Merck
Emmanuel Ludot avance que les tractations opérées pour changer la formule du Levothyrox sont liées à des intérêts industriels. Les laboratoires Merck ont installé une usine en Chine en 2013, qui devait être opérationnelle dès 2017 pour fabriquer des traitements anti-cancéreux et des médicaments pour la thyroïde. Et si la formule avait été adaptée pour convenir aux Chinois ?
Pour Emmanuel Ludot, le changement de formule, qui a consisté à supprimer le lactose des pilules, a pour vocation de maximiser les profits de Merck, avec l’éventuelle complicité de l’agence française. «Je ne serais pas étonné que Merck ait fait pression sur l’ANSM pour changer la formule puisque le laboratoire s’est installé en Chine. Et il fallait bien adapter la formule à la demande chinoise car les Chinois sont massivement intolérants au lactose», estime-t-il. Une supputation rejetée par le laboratoire, qui explique dans un format de questions/réponses publié par le site d’investigation Les Jours : «Le médicament qui est distribué aujourd’hui en Chine est l’ancienne formule du Levothyrox, contenant du lactose et Merck détient déjà une position dominante en Chine depuis 10 ans. Merck n’a pas d’autorisation de mise sur le marché pour la nouvelle formule sur le marché chinois.»
Dès 2010, des études médicales sur les médicaments pour soigner les affections thyroïdiennes ont révélé qu’ils n’étaient toujours pas stables dans le temps. En 2012, les experts de l’ANSM ont statué sur le manque de stabilité du Levothyrox de Merck contenant du lactose et de pilules d’autres laboratoires. L’agence a donc enjoint les fabricants concernés, parmi lesquelles Merck, à changer de formule en 18 mois.
Merck a alors été mis en demeure de changer le médicament, en modifiant uniquement les excipients, la substance annexe qui l’incorpore, par des composés jugés équivalents. Le laboratoire a débarrassé la nouvelle pilule du lactose au profit du mannitol, une démarche qui lui aurait coûté 32 millions d’euros selon son directeur. Début 2017, Merck n’avait pas déposé une modification d’autorisation de mise sur le marché, qui échoie à tout laboratoire souhaitant mettre en vente un médicament qu’il a transformé. Pour Merck, les règles ont été respectées : «Concernant la spécialité Lévothyrox, l’étude de bioéquivalence a démontré la bioéquivalence de la nouvelle formule avec l’ancienne sur les paramètres acceptés par l’ANSM.»
Pourtant, le changement de composés de ce type de médicament très sensible peut avoir des effets sur les patients. Et, les plaintes d’utilisateurs ont atteint un pic en juin-juillet 2017, soit trois mois après l’arrivée de la nouvelle formule du Levothyrox, «ce qui laisse supposer que […] ces effets se manifestent rapidement après le changement de formule», selon un rapport un rapport publié par l’ANSM en février 2018.
Selon l’avocat, la modification d’AMM n’a pas été demandée car elle requiert de coûteuses et longues démarches et de nombreux tests. Il estime que Merck a fini par le faire seulement lorsque la polémique a grandi, des mois après la mise en vente : «Le laboratoire a fait sa demande de modification d’AMM en novembre 2017, qui a été autorisé en juin 2018.» Pour Emmanuel Ludot, tout aurait été fait sciemment : «Le laboratoire n’avait pas demandé de modification d’AMM pour camoufler le changement de formule.»
Avec rtfrance