Pour Bertrand Rakoto, analyste indépendant et auteur de “La désincarnation des grandes organisations”(*), l’industrie automobile a poussé la rationalisation des process au point de neutraliser l’innovation par la créativité et la passion des ingénieurs. Il dénonce un processus qui a particulièrement marqué les constructeurs automobiles français…
Dans votre ouvrage, vous vous inquiétez d’une forme de dissolution des passions et de l’initiative, notamment chez les ingénieurs, au profit d’une sorte de bureaucratisation des process…
BERTRAND RAKOTO – C’est un phénomène qui est apparu dans les années 1990 et qui s’est accentué dans les années 2000. Auparavant, l’industrie automobile était rythmée par des innovations qui étaient principalement l’initiative de ceux que j’appelle les aventuriers. C’était une époque où on mettait en avant des ingénieurs, des designers, des marketeurs, aujourd’hui, la lumière est jetée uniquement sur l’organisation en tant que telle, et non plus sur les hommes. Cette évolution a été favorisée par le truchement de plusieurs phénomènes : la concentration industrielle, sa financiarisation et l’arrivée des qualiticiens. Autrement dit, l’industrie automobile a mis en place un mille-feuille de process décisionnels et de production qui visent à éliminer le risque mais qui a eu pour conséquence, d’étouffer la liberté créatrice. Tant et si bien, que ceux qui étaient légitimes pour prendre un leadership interne sur l’innovation, préfèrent désormais se plier à cette exigence procédurale, voire même s’y complaire à des fins carriéristes. Cette situation conduit à des comportements qui confinent jusqu’à l’absurde pourvu que les process soient respectés.
Vous avez un exemple ?
Je pense à un responsable de la direction des achats qui s’est vu proposer une solution par un fournisseur, qui était profitable pour les deux parties, mais qui l’a rejetée face à la complexité des process qui s’imposaient pour adopter cette solution. Je pense au règne du reporting dont on s’aperçoit qu’il annihile une partie de l’opérationnel et créé une distorsion de compétence en ce sens où il met en valeur ceux qui sont bons dans le reporting mais qui ne le sont pas forcément dans l’opérationnel.
C’est un problème de culture managériale ?
Dans cette organisation désincarnée, la promotion de carrière est totalement décalée. Puisque les compétences sont dissolues, ce sont les comportements dits politiques qui vont faire la différence. C’est encore plus accentué en France où on gère les carrières avec le plafond de verre du diplôme. D’ailleurs, on s’aperçoit que les managers font souvent partie des mêmes écoles ce qui conduit à une consanguinité très forte. Celle-ci peut s’avérer dommageable parce qu’elle amène les mêmes méthodes, la même approche face aux problèmes, là où il faudrait de la diversité, de la confrontation d’analyse.
Mais cette évolution n’était-elle pas nécessaire pour rationaliser la production et gagner en compétitivité ?
Ces évolutions n’ont rien résolu du tout. En 2012, lorsque PSA a mis un genou à terre, la plupart des indicateurs des dits reporting étaient au vert. Comment était-il possible qu’une entreprise qui allait si mal, ait eu aussi peu d’indicateurs internes qui ait pu l’en alarmer et prévenir longtemps à l’avance pour appliquer des actions correctives ? C’est toute la distorsion que créé cette désincarnation des organisations. Si on garde cet exemple, on s’aperçoit que non seulement le reporting ne reflètent pas tout à fait la réalité, mais que par ailleurs, le management par le reporting a montré ses limites. Les collaborateurs vont ainsi concentrer leur travail à faire en sorte que toutes les cases prévues par ces process très formalisés soient favorablement cochés. Cela finit avec le syndrome de l’indicateur pastèque : vert à l’extérieur, rouge à l’intérieur.
Pensez vous que ce soit un problème franco-français ?
Il y a une époque où effectivement on avait tendance à dire que nous avions des entreprises qui regardaient le monde à travers une fenêtre à Paris. Ainsi, PSA, qui était pourtant un des premiers constructeurs à s’implanter en Chine, a persisté à gérer ce marché depuis Paris, ou par des Français envoyés en Chine. Aujourd’hui encore, la Chine représente une difficulté énorme pour le groupe alors même qu’un des actionnaires est chinois. Renault de son côté a probablement eu la même approche d’internationalisation lors du rachat de l’américain AMC. A cela, il faut ajouter l’aspect politique avec un État très intrusif dans les affaires industrielles de nos deux constructeurs. Cela a créé une véritable distorsion dans le déploiement des stratégies par rapport à l’évolution des marchés. Aujourd’hui, PSA et Renault sont plus pragmatiques. PSA diversifie ses gammes, tandis que Renault a des bureaux d’études en Roumanie, en Corée du Sud et s’est allié avec Nissan, Daimler et désormais Mitsubishi, ce qui lui permet d’avoir une véritable envergure internationale.
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(*) La désincarnation des grandes organisations: l’exemple de la disparition des aventuriers dans l’industrie automobile française, de Bertrand Rakoto, 1re édition (oct. 2017), 155 pages, 21,05 euros, disponible en livre broché (ou en e-book)
Avec latribuneafrique