Jusqu’au 6 novembre, le plasticien camerounais présente « Déluge » au Carré Sainte-Anne de Montpellier. Une exposition sombre mais porteuse d’espoirs, en prise directe avec l’actualité.
Il ose tout. De blanc vêtu, bagues volumineuses aux doigts, le plasticien Barthélémy Toguo défie méridiens et parallèles à longueur d’année. Il était avant-hier au Sénégal, il est aujourd’hui en France et il sera demain au Cameroun – terre natale, terre essentielle. Pour le suivre d’une exposition à l’autre, et pas seulement sur Facebook, il faudrait toute une armée d’espions et un accès illimité aux aéroports.
Cela ne signifie par pour autant qu’il soit nécessaire de pousser l’enquête très loin pour se rendre compte à quel point sa démarche artistique s’enracine dans le quotidien. L’exposition « Déluge », qu’il présente au Carré Sainte-Anne de Montpellier jusqu’au 6 novembre 2016, commence ainsi par une référence directe à l’actualité la plus crue.
Tournant politique
Personne n’a oublié la photo du petit Aylan Kurdi, dont le corps fut découvert sur une plage turque le 2 septembre 2015. En réalisant une aquarelle de 2 m sur 2 m fidèle à la photographie d’origine et en l’associant à un commentaire graphique frontal – des spires de barbelés surmontent le corps de l’enfant –, Barthélémy Toguo prend le risque du geste politique, souvent mal vu dans l’entre-soi des cercles de l’art contemporain.
« Comment pourrais-je ne pas être sensible aux nombreuses situations de détresse que notre monde rencontre aujourd’hui ? réplique le plasticien. Le “déluge” est là presque partout, les ouragans, les tsunamis, le feu, les massacres, la guerre, l’exil, les naufrages, les frontières qui se ferment. »
Saisi dans sa chair par la violence contemporaine, Barthélémy Toguo a réalisé dans l’urgence les premières toiles de son installation. Le rouge, le bleu et le noir y dominent, comme si des vêtements trempés du petit Aylan s’écoulait toute la douleur d’un monde en perdition. Il y a des barbelés, donc, mais aussi des soldats armés, des humains encagés, des noyés, des maisons détruites et des corps criant leur souffrance.
Pis, dans le silence de l’église néogothique désacralisée s’alignent 54 cercueils de bois – dont un, isolé, de petite taille. « Je n’entends pas faire de la décoration », lance l’artiste.
Entre paix et violence
Au déluge pourtant, il faut associer les notions de paix et de renaissance symbolisées, dans la culture occidentale, par le rameau d’olivier que la colombe rapporte sur l’arche de Noé. Refusant de sombrer tout entier dans un noir pessimisme, Toguo a installé le long des piliers de l’église des seaux colorés contenant des plantes en plastique – reprise de l’installation Water Dance créée pour le Festival Womad (Royaume-Uni) du chanteur Peter Gabriel.
Ce genre d’exposition n’est pas de l’ordre du simple loisir
L’effet est certes un peu kitsch, mais il vient – à peine – adoucir la violence criarde de l’installation. Tout comme ces dernières aquarelles de l’exposition – superbes – dont les motifs floraux chantent l’espérance d’un printemps à venir.
Pour Numa Hambursin, le directeur artistique du Carré Sainte-Anne, « le temps médiatique est éphémère et sans mémoire. L’œuvre d’art nous permet de porter un regard nouveau sur les images… Alors, bien entendu, ce genre d’exposition n’est pas de l’ordre du simple loisir. On ne vient pas ici quand il pleut au lieu d’aller à la plage… » Un peu comme Marlene Dumas, Barthélémy Toguo entend avec « Déluge » révéler la chair violentée derrière le papier glacé des magazines, les âmes tourmentées derrière les pixels des écrans.
Mais à la différence de l’artiste sud-africaine installée aux Pays-Bas, le Bamiléké s’implique physiquement dans le processus et s’y dévoile sans pudeur, pataugeant comme nous dans les affres de la condition humaine.
Mise en scène de son propre corps
Né en 1967 à M’Balmayo, au Cameroun, Barthélémy Toguo utilise ses mains pour créer. Et ce depuis l’enfance, quand il fabriquait des petites voitures et des camions en bambou. Ni l’absence de formation artistique au pays, ni des parents peu convaincus ne l’ont arrêté dans sa vocation : il est parti pour l’École nationale des Beaux-Arts d’Abidjan (Côte d’Ivoire), puis pour l’École supérieure d’art de Grenoble (France) – avant de rejoindre la KunstAkademie de Düsseldorf (Allemagne).Mais ce parcours académique, qui aurait pu l’orienter vers une approche plus cérébrale et plus conceptuelle, n’est pas venu à bout du plaisir véritablement manuel qu’il éprouve à réaliser ses œuvres. Travail de la céramique, sculpture du bois, réalisations de fresques gigantesques in situ, Toguo fait corps avec sa création, s’y engage, s’y démène.
C’était le cas dans ses premières performances (Transit, 1996) – se présenter dans un aéroport avec une cartouchière remplie de carambars, prendre le train en première classe habillé en éboueur – comme dans son installation pour « Africa Remix » (2005), où il se mettait en scène en train de peindre dans une salle du Centre Pompidou. Mais c’est le cas aussi au Cameroun, où il a bâti de ses mains Bandjoun Station, « un site culturel durable sans but lucratif ».
Producteur de café local
Ce lieu unique en son genre n’est en rien un centre d’art traditionnel. C’est aussi un lieu de culture… agricole. Barthélémy Toguo y produit notamment du café, dans une perspective bien particulière. Mûri depuis plusieurs années, son projet Mobile Cafeteria vient d’être dévoilé à la Kunsthal Aarhus (Danemark), avant sa présentation à la Fiac, en 2016. « Il s’agit d’un concept inspiré des cafés de rue en Afrique – les “tourne-dos” –, explique l’artiste-agriculteur.
Cette cafétéria offre aux visiteurs l’occasion de goûter, en exclusivité, le café produit dans les plantations de Bandjoun avec une participation active de la population locale. » Café 100 % arabica, torréfié et moulu sur place, le Bandjoun Station Coffee est présenté dans des emballages conçus et signés par l’artiste – et se déguste dans des tasses créées spécifiquement. « Cette opération est symbolique et renforce l’idée de la pratique de l’art et de l’agriculture comme action efficace pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, affirme Toguo. Le prix est fixé par Bandjoun Station pour lutter contre les déséquilibres des échanges Nord-Sud, où les prix sont fixés par l’Occident. »
Il est primordial que nous imaginions nous-mêmes nos solutions dans tous les domaines
En quête de solutions authentiques
Artiste de son temps en lice pour le prix Marcel-Duchamp, Barthélémy Toguo revendique la dimension politique de ses œuvres. Mais qu’il critique la mauvaise gouvernance en se représentant en « Stupid African President » avec une tronçonneuse sur la tête ou planté dans un bidon de pétrole, ou qu’il sculpte des bustes d’hommes transformés en tampons pour paperasses frontalières diverses, il ne s’agit pas seulement de critiquer l’état du monde.
Avec Bandjoun Station, il propose. « Nous, Africains, ne pouvons nous offrir le “luxe” de capituler, de geindre et d’attendre, écrivait-il en 2010 sur son site. Il est primordial que nous imaginions nous-mêmes nos solutions dans tous les domaines. » Persuadé que l’artiste peut à sa manière modeler la cité, il s’y attelle, en bon connaisseur des logiques et des réseaux qui régissent le marché de l’art contemporain.
Son futur projet ? Une mosaïque pensée pour la plus africaine des stations du métro parisien, Château-Rouge, actuellement en travaux. Sur les murs, il a imaginé une vaste fresque de mains bleues. « C’est une station qui a les couleurs, les odeurs authentiques des pays dont sont issus les habitants de ce quartier, écrit-il. Je m’en suis inspiré pour réaliser des mains universelles qui donnent, qui célèbrent la joie, la victoire de la fraternité… »
Art et agriculture
Toit conique, murs en mosaïque représentant l’univers graphique de l’artiste… Bandjoun Station se dresse, majestueuse, sur les hauts plateaux des Grassfields camerounais. L’artiste rêvait d’un lieu culturel où créateurs et chercheurs pourraient se ressourcer. Un lieu aussi où lui pourrait faire vivre une collection d’art contemporain, le but étant d’éviter l’exode et le pillage des plus belles pièces, comme par le passé avec l’art classique. Bandjoun Station a donc pour vocation de diffuser ce qui se fait au Cameroun, sur le continent et dans le monde.
Outre une bibliothèque et des ateliers-logements destinés à accueillir en résidence des créateurs et des chercheurs de tous horizons, le centre abrite des salles d’exposition temporaires. Mais, surtout, il accueille une collection permanente issue des échanges que Toguo a mis en place, il y a plus vingt ans, dans le monde de l’art contemporain. Le Camerounais a dialogué avec les Africains Bruly Bouabré, Nzante Spee, Soly Cissé et William Kentridge. Avec les Occidentaux Louise Bourgeois, David Nash, Yannis de Michelis… À distance de toute ghettoïsation.
À ce projet culturel, il a ajouté un volet agricole. À six kilomètres de Bandjoun Station, il a créé une plantation de cinq hectares, dont deux dévolus à l’agriculture de consommation. Une association villageoise y cultive maïs, manioc, haricots et autres avocatiers, avec pour objectif de promouvoir l’autosuffisance alimentaire. Artiste militant, Barthélémy Toguo a entrepris de cultiver du café sur les trois hectares restants, afin d’interpeller le monde sur la détérioration des termes de l’échange. « C’est un acte critique de revendication », plaide l’artiste, qui espère une augmentation du nombre des visites. (C. J. Y.)
Avec Jeune Afrique