Il y a un siècle, derrière la silhouette littéraire d’Henry de Monfreid, se cache l’espion du Négus à Djibouti…
Entre 1880 et 1890, la Corne de l’Afrique bruisse des rumeurs de trafic d’armes d’Arthur Rimbaud qui sillonne la région entre Aden, Harar et la province du Choa en Éthiopie. Son souvenir est mis en scène dans Les Éthiopiques d’Hugo Pratt : Corto Maltese, dans ses pérégrinations africaines, ressemble à un écho lointain du poète-aventurier.
Henri de Monfreid arrive à son tour à 32 ans dans la zone, en 1911. Fin 1913, installé à Djibouti, il achète un boutre baptisé Fath-el-Rahman et se lance dans la navigation sur la mer Rouge, qu’il finit par connaître par cœur : ses connaissances seront sollicitées par les autorités coloniales françaises pendant la Grande Guerre, faisant de l’écrivain un agent occasionnel de renseignement. Officiellement, en 1913, il est venu à Djibouti pour devenir chasseur de perles après été dans le négoce des cafés et de peaux en Éthiopie ; mais en réalité il double cette nouvelle activité de trafics d’armes, à l’image de son illustre prédécesseur Rimbaud. Monfreid met en scène ses aventures de trafiquant, qu’il développe à partir de 1913, à travers différents livres. Les Secrets de la mer Rouge, publiés en 1931, inaugurent cette série de récits autobiographiques. L’agitation littéraire qu’il crée dans les années 1930 ne souffre pas la comparaison de l’agitation politique qu’il a suscité à la veille de la déclaration de la Première guerre mondiale.
En effet, ses activités illégales irritent très clairement le gouverneur colonial qui dirige la côte française des Somalis (Djibouti). C’est un territoire enclavé, coincé entre l’ombre de l’Union Jack qui flotte au Kenya, en Somalie britannique et au Soudan depuis la victoire sur le Mahdi, les ambitions des Italiens installés en Erythrée et en Somalie mais barrées en Éthiopie (1896) à la bataille d’Adoua par le Négus Ménélik II, et le Yémen sous domination de l’Empire ottoman qui est membre de la Triple Entente auprès des Empires allemands et austro-hongrois. La base de Cheikh-Saïd sur la rive orientale de la mer Rouge, que découvre Monfreid à la faveur d’une arrestation par les Ottomans, constitue l’observatoire militaire d’Istanbul en direction de la Corne de l’Afrique.
Rivalités coloniales et engrenages des alliances constituent un cocktail bien trop important pour les épaules des gouverneurs coloniaux qui se succèdent à Djibouti. Mais derrière toute cette agitation finalement très européo-centrée, c’est une toute autre géopolitique que Monfreid donne à lire – à qui veut bien décaler son regard – derrière son épopée romantique qui bercera l’imaginaire d’Hugo Pratt (au point de dessiner la couverture des éditions de poche des récits autobiographiques africains de Monfreid pour les éditions Grasset).
Ses aventures de contrebandier s’avèrent des initiatives toutes personnelles : elles viennent perturber un marché de trafics d’armes très organisé (décrit comme « le Syndicat », sous la plume de l’écrivain). Or pour bien comprendre cette contrebande, il ne faut pas l’envisager comme des activités délinquantes (par rapport à quelle loi ?), mais comme un marché d’armes officieux et connu de toutes les puissances de la région qui constitue l’épine dorsale d’un « Grand Jeu » plus subtil, entre Corne de l’Afrique et Golfe arabique… Un « Grand Jeu » dans lequel l’Empire d’Éthiopie, habitué à résister aux puissances coloniales environnantes et à naviguer entre leurs rivalités, dispose d’atouts maîtres. L’un d’eux, à Djibouti, se nomme Ato Joseph (Monsieur Joseph). C’est vers lui que Monfreid est orienté – à dessein – en 1913 lorsqu’il veut se lancer dans le trafic d’armes et qu’il souhaite pénétrer le marché d’Abyssinie, libre de tout contrôle anglais.
Les premières lignes que consacrent Monfreid à cet étranger personnage, dès le début des Secrets de la mer Rouge, ne sont pas flatteuses : « C’était un vieux nègre lippu, affligé d’infirmités tertiaires, dont il offrait sans cesse les souffrances au Seigneur, car il était catholique, mais, comme pouvait l’être un homme de cette sorte, c’est-à-dire comme l’était Tartuffe. » L’homme que rencontre l’écrivain est en réalité bien plus puissant qu’il n’y paraît, et se trouve au sommet de sa carrière.
Ancien esclave élevé par les missions, il est passé au service de Rimbaud puis à celui du Russe Léontief qui assure sa première fortune. De retour d’Afrique, il imagine un stratagème exotique : il présente Ato Joseph, son domestique, à la cour impériale du Tsar comme l’ambassadeur du Négus d’Éthiopie. L’Abyssin est reçu à Saint-Pétersbourg avec les honneurs dus à son rang – présumé. Sa jeunesse et sa beauté charment les femmes russes tandis que Léontief reçoit de riches cadeaux pour avoir invité cet hôte de marque.
De retour en Éthiopie, Ato Joseph est arrêté et mis en prison : le Négus Mélénlik II a eu vent de la supercherie qui n’est pas du tout, faut-il le préciser, de son goût. Mais le souverain éthiopien a su retenir sa colère pour exploiter les atouts d’Ato Joseph : cet intrigant rompu aux mœurs européennes pourra pénétrer mieux qu’un autre les sociétés coloniales qui l’entourent. Ato Joseph s’est fait connaître de ses interlocuteurs européens sous une identité usurpée d’ambassadeur ; qu’à cela ne tienne, Ménélik le nomme transitaire impérial, c’est-à-dire une sorte de consul, au port de Djibouti qui s’avère le poumon maritime de l’Empire d’Éthiopie.
Sous cette couverture diplomatique, Ato Joseph devient l’espion n° 1 du Négus en Côte française des Somalis. Tous ses interlocuteurs, à commencer par le gouverneur colonial français, acceptent ou feignent d’accepter cette légende : Ato Joseph est traité avec le respect dû à un ambassadeur d’un État libre – le seul État non colonial de la Corne de l’Afrique. Il mène une double mission à Djibouti : la première, classique, consiste à voir et écouter, bref collecter du renseignement ; la seconde, plus complexe, consiste à prendre en main les trafics d’armes clandestins – et les orienter au besoin dans le sens de la géopolitique éthiopienne.
Grâce à son statut de diplomate, il peut plus facilement que n’importe qui se livrer à des trafics d’armes car on ne peut l’empêcher d’en faire commerce. L’astuce est simple et rapidement découverte par Monfreid qui la décrit ainsi : « Dans cette situation privilégiée, les talents d’Ato Joseph prirent leur essor ; il se procura un certain nombre de cachets et devint le roi de la contrebande des armes. Moyennant une redevance sur chaque cargaison, il apposait son sceau sur les papiers. L’opération revêtait ainsi un caractère de régularité et chacun sait combien les Anglais sont respectueux de la «forme». »
Rivalités coloniales obligent, si Monfreid a pu être une source dans la mer Rouge pour le gouvernement colonial de Djibouti, celui-ci s’accomode encore mieux des activités d’Ato Joseph face aux appétits coloniaux anglais, véritables gendarmes des mers. La majeure partie du trafic passant entre les mains d’Ato Joseph, il suffit d’expédier les marchandises à destination deTadjoura… qui est hors du territoire français : de là, les armes peuvent bien aller où elles veulent sans compromettre Djibouti.
Henry de Monfreid aura maille à partir avec le réseau d’Ato Joseph qui cherche à le compromettre en 1914, lorsque l’écrivain s’invite de manière trop impromptue et brutale dans les activités du Syndicat. Il consacre un chapitre à ses démêlés, reconnaissant la puissance de l’organisation du maître-espion (dont il ne se défait un moment qu’à coup de fusil)… qui n’avait plus besoin de se lever de son fauteuil à Djibouti pour contrôler la zone et les trafics de la mer Rouge à la veille de la Première guerre mondiale.
Last but not least, dans le portrait qu’Henry de Monfreid dresse de ce monde interlope de trafiquants d’armes, de jeux d’influence à trois bandes, de décadence coloniale et de corruption, une place discrète mais particulière est consacrée à des intermédiaires incontournables : les douaniers, qui ont la clé des ports et des matériels qui y débarquent. Ils trempent dans ces réseaux de trafiquants d’armes, moyennant une commission qui améliore facilement leur vie de petit commis. Cette vérité, vieille d’un siècle, reste d’actualité au regard de crises contemporaines sur le continent.
avec libeafrica4.