Très rentables, souvent indétectables, les faux produits pharmaceutiques inondent le continent. Les fabricants, parfois trompés par leurs propres sous-traitants, n’arrivent pas à endiguer le phénomène. Et l’absence d’une législation adaptée n’arrange rien.
«Pour le crime organisé, le calcul est vite fait. Alors qu’avec 1 000 dollars (837 euros) investis le trafic de cocaïne en rapporte 20 000 et celui de cigarettes au moins 40 000, la vente de faux médicaments crève le plafond, avec un gain estimé entre 200 000 et 450 000 dollars », reconnaît, désabusé, le professeur Marc Gentilini, délégué général de la Fondation Chirac pour l’accès à une santé et à des médicaments de qualité.
Rien d’étonnant donc à ce que ce commerce prospère. Selon l’OMS et la revue Défis, son chiffre d’affaires est passé de 75 milliards à 600 milliards de dollars entre 2010 et 2015. Pour ces contrebandiers, en majorité chinois et indiens, qui détournent les matières premières de médicaments des lignes de production classiques à leur profit, l’affaire est d’autant plus rentable qu’ils ne conservent que 5 % du principe actif du cachet, qu’ils mélangent avec toutes sortes d’excipients improbables, des métaux lourds, de la peinture, du liquide de refroidissement et même de la mort-aux-rats… « Ils peuvent produire 500 000 comprimés en un après-midi dans une petite pièce, avec une machine à encapsuler qui coûte 2 500 euros. Ils n’ont pas à amortir les coûts de recherche, ne paient pas de taxes et emploient des enfants », résume Bernard Leroy, directeur de l’Institut de recherche anticontrefaçon de médicaments (IRACM). Avec des conséquences dramatiques sur la santé puisque « s’il n’est pas conservé à 5 °C, le vaccin réactive les bases bactériennes qui l’ont constitué », rappelle cet ancien magistrat auparavant spécialisé dans le trafic de stupéfiants.
Compte tenu de la pauvreté et de la difficulté d’accès aux soins qui y sévissent, l’Afrique reste le terrain de jeu idéal des faussaires. Deux cent mille personnes succomberaient chaque année suite à la consommation de contrefaçons. Annoncée fin août, la saisie sans précédent par Interpol de 420 tonnes de faux médicaments (41 millions de cachets) effectuée entre mai et juin dans sept pays d’Afrique de l’Ouest (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Nigeria et Togo) atteste de l’ampleur du phénomène. D’un pays africain à l’autre, entre 30 % et 70 % des médicaments seraient contrefaits, estime Bernard Leroy. Jusqu’ici plutôt épargné, le Maghreb commence à être touché par le phénomène depuis l’explosion de la Libye. « La Tunisie risque d’être envahie à cause des retards de paiement et de livraison de la pharmacie centrale », s’inquiète le docteur Karim Bendhaou, président Afrique du Nord et Afrique de l’Ouest du laboratoire allemand Merck.
Les réseaux irriguent les marchés de rue, mais aussi les circuits traditionnels
Par conteneurs, les réseaux irriguent surtout les marchés de rue, mais également les circuits traditionnels. « On peut avoir des problèmes à l’hôpital avec des infirmières qui volent des médicaments et les remplacent par des faux, ou des chirurgiens qui en vendent à leur propre compte », témoigne le directeur de l’IRACM. Ce trafic n’épargne hélas aucune pathologie, touchant autant les épidémies que les maladies chroniques. Il vise les médicaments et vaccins les plus fréquents (antibiotiques, antipaludiques, anticancéreux, médicaments de confort) et les plus rentables, parmi lesquels les génériques, « jusqu’aux médicaments vétérinaires [60 % seraient faux], avec les conséquences que l’on imagine sur la mortalité des cheptels ainsi que sur la consommation de lait et de viande », indique Marc Gentilini.
La contrebande poussant même parfois le vice jusqu’à proposer des boîtes de faux médicaments au même prix que les vrais
Un trafic qui s’adapte très rapidement aux évolutions des besoins du marché (résurgence d’Ebola, pénurie de médicaments) et à l’arrivée de nouveaux produits. « Quand on atteint un certain volume de ventes, on est aussitôt contrefait. Ce fut le cas avec notre dernier antidiabétique oral. La contrebande poussant même parfois le vice jusqu’à proposer des boîtes de faux médicaments au même prix que les vrais », raconte le docteur Bendhaou.
Solutions contre l’essor des médicaments
Pour contrer ce fléau, que l’on estime équivalent à 30 % de leur chiffre d’affaires, les laboratoires développent depuis une dizaine d’années des solutions pour détecter les faux médicaments, alors qu’il est très dur, y compris pour un professionnel, de distinguer à l’œil nu une boîte contrefaite. Tandis que l’analyse chimique coûte cher (500 euros) et nécessite des outils, la pénétration du téléphone portable en Afrique est une alliée efficace dans la lutte. « Nous mettons désormais un scratch sous blister sur les boîtes, les gens grattent et envoient l’image par SMS. Cela a repoussé la contrefaçon sur certains produits », assure le responsable de Merck. Le laboratoire a également conçu la petite valise Minilab, capable d’analyser sur place les 85 substances les plus répandues dans les antibiotiques. Ce sont près de 800 minivalises que le laboratoire a fournies à des agences du médicament et à des professionnels de la santé au Rwanda et au Liberia, pays où l’allemand n’a pas d’activité.
De son côté, le français Sanofi travaille aussi sur la sérialisation, qui permettra d’identifier chaque boîte à l’unité. « Si le numéro d’un même médicament apparaît deux fois, cela voudra dire que le second a été contrefait. L’idée est de protéger le médicament, de l’achat de la matière première à la destruction », assure Geoffroy Bessaud, directeur de la coordination de la contrefaçon chez Sanofi. Autre dispositif : des pattes de fermeture posées sur les boîtes. « Si vous voulez l’ouvrir, vous devez déchirer la boîte », explique-t-on chez Sanofi, qui a aussi ajouté des éléments uniquement visibles par les membres de l’entreprise ou des inspecteurs des douanes avec un lecteur approprié. Le laboratoire français dépêche par ailleurs ses propres équipes sur le terrain pour détecter les faux produits, en lien avec les douanes et les polices locales, qu’il envoie ensuite dans son laboratoire central à Tours puis aux autorités « auxquelles il ne peut cependant pas se substituer », précise Geoffroy Bessaud.
Absence de peine de prison pour les trafiquants
Car le montant des profits n’est pas le seul avantage de ce trafic. L’absence d’arsenal juridique garantit une quasi-immunité à ses protagonistes. Les trafiquants de faux médicaments écopent suivant les cas de six jours à six mois d’emprisonnement au Cameroun et au Sénégal, de trois mois à un an au Gabon. Il n’existe aucune législation au Congo, en Guinée équatoriale ou au Liberia. Depuis 2012, l’IRACM a monté cinq opérations d’interception avec l’Organisation mondiale des douanes. « Pour 800 millions de médicaments falsifiés ou illégaux interceptés dans des conteneurs en Afrique, il n’y a eu pratiquement aucune suite judiciaire », s’émeut Bernard Leroy. Et quand ils sont arrêtés, dans la plupart des pays, les coupables sont condamnés au titre de la propriété intellectuelle et non des ravages sur la santé.
La convention Médicrime, instaurée en 2010 par le Conseil de l’Europe et érigeant ce trafic en infraction pénale, n’a été ratifiée que par la Guinée et le Burkina Faso. Institut financé par Sanofi depuis sa création en 2010, l’IRACM devrait prochainement rassembler huit laboratoires. Il élabore un processus de loi-modèle pour les États du continent, qui devrait être retranscrite dans sept pays : le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Tchad, la Centrafrique et le Togo. « L’idée est de créer des pools de procureurs spécialisés et de définir une échelle de peines, des procédures, pour remonter les filières, geler les avoirs des trafiquants, conserver et détruire les faux médicaments », explique Bernard Leroy. L’ancien magistrat craint fortement que les « docteurs Mabuse » du faux médicament puissent peser de manière de plus en plus importante sur les économies africaines. Et qu’ils en viennent à s’attaquer à l’État de droit. Un poison très nocif.
Un faux produit peut…
• contenir des bons ou, à l’inverse, de mauvais ingrédients
• comprendre un principe actif en quantité insuffisante, voire pas de principe actif du tout
• être conditionné sous un faux emballage
Comment détruire les faux médicaments ?
C’est l’autre grand problème auquel sont confrontés les acteurs de la lutte contre la contrefaçon de médicaments. Une fois saisis, que faire de ces produits ? Les conserver ? Il s’ensuivrait énormément de risques de réintroduction dans les circuits. Les brûler ? C’est souvent la solution retenue, mais cela engendre des problèmes de pollution due aux fumées toxiques. Pour Marc Gentilini, délégué de la Fondation Chirac, la gestion des médicaments saisis est un des prochains défis de la lutte contre ce fléau.