Malgré la récente annonce d’un accord politique, la Libye reste plongée dans l’anarchie et la violence depuis la chute de Kadhafi. Avec, en prime, le risque de contagion au-delà de ses frontières. Décryptage avec Moncef Ouannès, professeur à l’Université de Tunis.
Depuis plus d’un an, une guerre de leadership oppose deux gouvernements rivaux en Libye : l’un reconnu par les Occidentaux et basé à Tobrouk (est du pays) et l’autre soutenu par un conglomérat de milices, dont certaines islamistes, siégeant dans la capitale, Tripoli. Les deux parties ont chacune leur parlement. Au terme de négociations menées au Maroc, l’émissaire de l’ONU pour la Libye, Bernardino Leon, a annoncé le 8 octobre la formation d’un gouvernement d’union nationale. Mais sa composition suscite déjà la contestation. En attendant, le pays reste plongé dans le chaos. Quelles sont les rapports de force actuels ? Entretien avec le professeur de sociologie Moncef Ouannès, de l’Université de Tunis, auteur de Militaires, élites dans la modernisation de la Libye contemporaine (L’Harmattan, 2009) et de Révolte et reconstruction en Libye (L’Harmattan, 2014), et l’un des rares spécialistes de ce pays méconnu.
Le Vif/L’Express : Pourquoi la révolution libyenne, contrairement à la Tunisie et à l’Egypte, s’est-elle embourbée dans la confusion ?
Moncef Ouannès : Trois facteurs l’expliquent. La révolte – mot que je préfère à révolution – a été dominée par des islamistes radicaux depuis la fin février 2011. Ils avaient été libérés des prisons par le fils de Kadhafi, Saif al-Islam, dans le cadre de la succession de son père. Contrairement à celui-ci, Saif pensait que cela permettrait de neutraliser les oppositions. Dès lors, on n’était plus dans un processus de démocratisation mais d’islamisation. Deuxième point, il n’y avait pas de véritable Etat en Libye, ni une armée forte qui aurait pu encadrer la révolte et garantir la continuité politique. Enfin, les armes étaient surabondantes. Chaque famille libyenne dispose aujourd’hui de six kalachnikov en moyenne.
Comment la Libye en est-elle arrivée à compter deux gouvernements ?
Le mandat du gouvernement et du parlement libyens s’est achevé en juin 2014. Les élections qui ont suivi ont donné la victoire aux gens de Tobrouk. Le problème, c’est que les islamistes voulaient des garanties de ne pas être jugés ni chassés. S’ils lâchent le pouvoir, ils seront massacrés. Les gens de Tripoli voulaient en outre que la passation se déroule à Tripoli, mais ceux de Tobrouk ne s’y sentent pas en sécurité. Entre les deux parties, c’est la méfiance et la peur qui règnent.
Que pensez-vous de l’annonce récente par Bernardino Leon, l’émissaire de l’ONU, de la formation d’un gouvernement d’union nationale ?
Cela ne va pas stabiliser la situation. S’il advient, ce sera un gouvernement très faible, incapable de résoudre les problèmes de fond. Le pays ne va pas se stabiliser avant cinq ou six ans. Le pouvoir de décision reste aux mains de milices surarmées qui ne trouvent pas de projets économiques où s’insérer. Pour ne rien arranger, le Qatar, la Turquie et le Soudan appuient les gens de Tripoli, tandis que les Emirats, l’Arabie saoudite et l’Egypte soutiennent Tobrouk. Le prince héritier du Qatar, l’actuel émir, a été explicite : on a dépensé 5 milliards de dollars pour la Libye, ce n’est pas pour donner le pouvoir aux laïques et aux libéraux.
Et les Occidentaux ?
L’Union européenne et les Etats-Unis voudraient que le général Khalifa Haftar (NDLR : chef de l’armée nationale libyenne) quitte la scène. Mais derrière lui, il y a 20 000 personnes venues des tribus en Cyrénaïque. Le gouvernement de Tripoli, lui, peut compter sur 120 000 miliciens de différentes factions. Mais ils ne cherchent pas à faire la guerre sinon ils auront sur le dos Haftar, Daech et des factions libérales.
Où se situe Daech dans cet échiquier bien complexe ?
Daech est autonome tout en étant lié à l’Etat islamique en Syrie. Quand Kadhafi a été tué de façon atroce, Mahdi al-Harati, un ancien d’Al-Qaeda qui vivait auparavant en Irlande, a convaincu 300 jeunes Libyens de partir vers la Syrie pour la guerre sainte. Avec l’appui d’un navire militaire turc, Ils ont abouti à Deir Ezzor pour la contrôler et vendre le pétrole syrien à une mafia internationale. A la suite de l’affrontement entre Khalifa Haftar et le gouvernement de Tripoli, Mahdi al-Harati est revenu avec ses 300 jeunes qui ont constitué le noyau dur de Daech. En quelques mois, son régiment est parvenu à Misrata, ensuite à Derna. Il contrôle aujourd’hui Syrte, la ville de Kadhafi, qui se sent humiliée et qui veut prendre sa revanche.
Une alliance entre anciens kadhafistes et terroristes djihadistes, n’est-ce pas paradoxal ?
Cela concerne surtout Syrte, ville de plus de 100 000 habitants, que je connais très bien. Des centaines de jeunes pro-Kadhafi y ont été tués de sang-froid. La ville a été détruite, humiliée par l’Otan mais aussi par les milices de 2011. Daech s’y est installée pour capitaliser sur cette humiliation. Comme en Syrie et en Irak.
Quelle est leur force de frappe ?
Ils se sont déplacés vers Tripoli et ont repris la base aérienne de Mitiga qui était le QG d’Abdelhakim Bel Haj, lié à Al-Qaeda, et qui a pris la fuite. Al-Qaeda est aujourd’hui en complète perte de vitesse. Daech a entre-temps créé une base à 35 km de la frontière tunisienne et possède six avions qui se trouvaient à Syrte. Mais ils n’ont pas les pilotes. Ils ont toutefois mis la main sur un pilote, Hassan Ghouila, qui refuse pour l’instant de collaborer. En tout cas, ils ont du financement : d’après des universitaires libyens, un jeune de Daech touche, à Benghazi, 3 000 dollars par mois. Et à sa mort, sa famille reçoit 40 000 dollars. Cela attire les jeunes.
Comment régler le problème libyen ?
Il y a trois problèmes à régler. D’abord, le retour de 2 millions et demi de Libyens de la diaspora, qui vivent dans de mauvaises conditions. Ensuite, la réconciliation nationale. Enfin, l’inclusion des partisans de l’ancien régime, car ils forment une réelle masse humaine. Il faut ouvrir les voies de l’intégration et calmer le jeu, et faire en sorte que laïques et islamistes arrivent à trouver place dans le même gouvernement. Dans cinq ou six ans, on parviendra peut-être à former un gouvernement libéral. Certes, l’islamisme n’aura pas entièrement disparu car la société libyenne est conservatrice. Mais le pays ne se divisera pas. La Cyrénaïque, par exemple, ce n’est qu’1,5 million d’habitants. Ce n’est pas une entité viable.
Comment jugez-vous l’intervention de l’Otan en 2011 ?
L’Otan s’est précipitée pour abattre l’ancien régime, provoquant un chaos généralisé. Or, s’il fallait changer le régime, il fallait aussi penser à des alternatives crédibles. Et comprendre un peu la structure tribale de ce pays. Aujourd’hui, la Libye est devenue un facteur de déstabilisation non seulement pour elle-même mais aussi pour tous ses voisins et surtout pour l’Europe. Plusieurs dizaines de milliers de personnes attendent de franchir la Méditerranée, venant d’Afrique et de Syrie. Avant 2011, 500 000 Syriens travaillaient en Libye et la majorité n’est pas rentrée à cause de ce qui s’est passé dans leur pays. Pour Daech, c’est une arme pour forcer l’Europe au dialogue et à un début de reconnaissance.
avec levif