Il y a maintenant plus de quarante ans, l’un des meilleurs spécialistes de l’impérialisme, Nicos Poulantzas (il était d’origine grecque), mettait en œuvre la notion de bourgeoisie « compradore ».
Sous la domination des États-Unis, les différents États capitalistes forment une structure complexe à travers laquelle les flux d’investissements directs à l’étranger organisent les rapports de force et d’influence à l’intérieur de chacun de ces États. Chaque bourgeoisie nationale doit faire la part belle aux intérêts des États-Unis d’abord, mais aussi à ceux des pays qui, tout en restant eux-mêmes soumis à la domination états-unienne, sont parvenus à avoir une puissance suffisante sur tels ou tels autres pays de l’ensemble capitaliste.
Cette part des diverses bourgeoisies nationales occupées à garantir les intérêts des pays capitalistes les plus influents – et chacun restant à son rang -, Nicos Poulantzas la désigne par le terme « compradore ». Ainsi, à travers elle, les différents États nationaux, non-états-uniens…
« prennent eux-mêmes en charge les intérêts du capital impérialiste dominant dans son développement au sein même de la formation « nationale », à savoir dans son intériorisation complexe à la bourgeoisie intérieure qu’il domine. » (Nicos Poulantzas,Les Classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Seuil 1974, page 72.)
Voyons quelles sont, selon Nicos Poulantzas, les modalités d’intervention, à l’intérieur de son propre pays, de chacune des bourgeoisies compradores :
« La prise en charge par ces États des intérêts du capital dominant se fait, tout d’abord, de façon directe : appui au capital américain, souvent du même type (subventions publiques, exonérations fiscales, etc.) que celui qui est accordé au capital autochtone, mais également appui nécessaire au capital américain dans son extension ultérieure en chaîne à l’extérieur de cette formation, en lui servant ainsi de relais. » (page 72)
Nous découvrons comment s’est tissée, peu à peu, une sorte de toile d’araignée qui organise les flux de capitaux d’un pays à l’autre, d’un groupe de pays à un autre, etc. Le tout n’étant, bien sûr, que dans une situation relativement instable. Chaque pays doit réussir à conserver son propre système de domination sur tel ou tel autre pays, tout en tendant à se dégager de ce qui lui pèse dans l’action menée contre ses propres intérêts à partir d’ici ou de là.
Or, ainsi que le souligne aussitôt Nicos Poulantzas, la principale puissance impérialiste n’est pas totalement à l’abri des effets de retour des synergies établies par les capitaux en provenance des États- Unis avec différentes bourgeoisies compradores des pays dominés :
« Cet appui peut aller jusqu’au point d’aider le capital américain à circonvenir l’État américain lui- même (la législation antitrust par exemple). » (page 72)
D’une façon générale, c’est bien le capital qui parvient à se constituer un circuit plus ou moins indépendant des différents États du monde impérialiste, chacun de ceux-ci se trouvant dans la nécessité de le séduire :
« La reproduction internationale du capital sous la domination du capital américain s’appuie sur ces vecteurs que sont les États nationaux, chaque État essayant de fixer sur lui un moment de ce procès. » (page 73)
Avec l’implosion de l’URSS, c’est une partie essentielle de la toile d’araignée impérialiste qui demande à être complètement revue à partir de la Grèce. Pour l’ampleur du travail à réaliser, il suffit de suivre les explications qu’Olivier Delorme fournit dans son magistral ouvrage, La Grèce et les Balkans, publié en 2013. Abordant le contexte géopolitique dans lequel elle se trouve tout à coup, il constate :
« Or, pour la Grèce des années 1990, celui-ci a dangereusement changé avec la chute des régimes communistes. » (Tome III, Gallimard 2013, page 1864)
En effet, revenant à la situation telle qu’elle était au tout début des années 1950, Olivier Delorme écrit :
« Une fois la parenthèse de la guerre civile refermée, Papagos avait renoué la traditionnelle alliance avec Belgrade [Yougoslavie]dès 1953, puis Karamanlis avait repris le dialogue avec Sofia [Bulgarie] en 1962, politique qu’ont poursuivie ensuite aussi bien Georges Papandréou que les Colonels. » (page 1864)
Et c’est aussitôt le terme « impérialiste » qui surgit, et ceci clôt le contexte régional:
«C’est que, si la Yougoslavie et la Bulgarie ne sont pas dans le même camp idéologique qu’Athènes, c’est par l’impérialisme d’une Turquie –en principe son alliée dans l’ONU- que la Grèce est principalement menacée à partir de la crise chypriote des années 1950 (pogrom contre la minorité grecque d’Istanbul en 1955, spoliations de 1964, invasion, occupation et colonisation du nord de Chypre à partir de 1974, contestation de la souveraineté grecque sur l’Égée), »(page 1864)
Voilà qui commence à nous mettre la puce à l’oreille