Ce mercredi 16 août, il fait beau à Nairobi. Après une semaine d’émeute sous les nuages et la bruine, le ciel s’est dégagé. Dans le jardin d’une petite maison du quartier chic de Lavington, plusieurs dizaines de journalistes au visage marqué par la fatigue patientent debout, scrutant un pupitre placé au milieu du carré de verdure. Là où, d’ici quelques minutes, doit s’exprimer Raila Odinga.
Depuis le scrutin du 8 août, les violences entre police et manifestants, contestant la réélection du président Uhuru Kenyatta, ont déjà fait une vingtaine de morts et près de 200 blessés. Chacun attend avec anxiété la parole du candidat de l’opposition. Chacun craint un appel à des manifestations de masse, dont l’issue serait à coup sûr sanglante.
Avec deux heures de retard, Odinga se montre enfin. Sans un sourire, après une courte prière et un long silence, il parle enfin. Dénonce toujours des fraudes massives. Décrit un pays où les Kényans « sont égorgés et leurs libertés civiques piétinées ». Prédit déjà la « mort de la démocratie » et l’installation d’une « république bananière ». Mais soudain, le ton change, Odinga s’apaise. « Les Kényans n’ont pas besoin d’utiliser la violence pour obtenir la justice », soutient-il, avant d’achever : « Nous avons décidé de saisir à la Cour suprême. »
Le revirement est total. Depuis des semaines, Odinga proclamait son refus de se pourvoir en justice – une procédure qui n’a jamais changé le résultat d’une élection kényane. Pour ce grognard de la politique de 72 ans qui menait sa quatrième campagne présidentielle, le changement de pied a tout d’une capitulation, après une semaine qui secoua dangereusement la démocratie kényane.
Coup de massue
Pour expliquer la décision du chef, un retour en arrière s’impose. Le mardi 8 août, les électeurs votent en masse et, le soir venu, des résultats provisoires sont publiés sur le site de la commission électorale, l’IEBC. Ces derniers donnent Kenyatta largement vainqueur. Pour les dirigeants de l’opposition, c’est un coup de massue. Depuis quelques jours, les sondages se resserraient et la victoire semblait à portée de main. « Ils étaient tristes, en colère, découragés. Tous ont conclu que les élections avaient été volées », note un observateur bien informé. Odinga paraît le plus affecté de tous. « Il était sonné, déprimé. Il n’arrivait pas à y croire », décrit pour sa part un cadre haut placé de l’opposition.
Dès le lendemain du vote, la mine sombre et les yeux rougis, ce dernier dénonce « des fraudes d’une gravité monumentale » et un piratage généralisé des serveurs de l’IEBC. Dans les jours qui suivent, l’opposition (citant de mystérieuses « sources confidentielles ») désigne Odinga comme le vainqueur réel du scrutin et dénonce une « mascarade » électorale. Mais rien n’y fait : le vendredi 11 août au soir, Kenyatta est officiellement réélu avec 54,27 % des voix, contre 44,74 % pour son opposant. Immédiatement, des barricades sont dressées, des commerces incendiés dans les bidonvilles de Nairobi et de Kisumu (ouest). La police tire à balles réelles. Les morgues se remplissent de cadavres.
Devant les caméras, l’opposition se veut jusqu’au-boutiste. Mais en interne, les divisions sont profondes au sein de la précaire coalition Super Alliance Nationale (NASA). Cette dernière est menée par Odinga mais dirigée par un « pentagone » de cinq leaders différents et deux fois plus de partis politiques, aux intérêts contradictoires. Avoir réussi à la maintenir unie jusqu’au scrutin relevait déjà de l’exploit. La conserver par gros temps devient une mission impossible.
Appel au calme
Les sources jointes par Le Monde Afrique confirment l’existence de deux tendances au sein de la NASA. D’un côté, les « radicaux », qui plaident pour des manifestations de masse. C’est la position du premier cercle d’Odinga, composé essentiellement de membres de l’ethnie luo. À leur tête se trouve James Orengo, sénateur de Siaya (ouest). Lunettes dorées sur le nez, rides soucieuses au front, chewing-gum à la bouche, Orengo est un nerveux, un sanguin et un très proche de « Raila ».
De l’autre, le camp des « modérés » souhaite à tout prix éviter un bain de sang. Il est mené par le colistier d’Odinga, Kalonzo Musyoka. Prudent et élégant, ce vieux routier de la politiquekényane au CV chargé, ex-vice-président et ministre à maintes reprises, a survécu à plusieurs changements de régime. Amer de ne pas avoir été candidat de l’opposition cette année, il rumine depuis des mois sa frustration et semble vouloir tourner la page Odinga.
Kalonzo, qui souhaite un recours en justice, est soutenu discrètement en interne par Musalia Mudavadi, directeur de la campagne, mais surtout par les élus locaux du mouvement, dont les puissants gouverneurs de Mombasa et de Kisumu, Hassan Joho et Peter Anyang’ Nyong’o. Les deux hommes ne souhaitent pas remettre en jeu un mandat chèrement acquis et appellent au calme dans leurs villes respectives, deuxième et troisième du pays, sur la côte et le lac Victoria.
Entre les deux camps, « Raila » hésite… mais semble pencher pour la rue. « Les protestataires ne répondent qu’à Odinga. Ils ont pour lui un attachement personnel, insiste l’analyste Dismas Mokua. Si Raila voulait créer de nouvelles violences, il aurait pu le faire : avec ou sans le soutien des élus. » Pour prouver sa force, Odinga se fait acclamer dimanche 13 août par une foule compacte de dizaines de milliers de partisans dans les bidonvilles de Nairobi. « Nous n’avons encore pas perdu ! Nous n’abandonnerons pas ! », lance le chef à la foule exaltée.
Candidat humilié
Une offensive diplomatique se met donc en place pour calmer les ardeurs de « Raila ». Un à un, les observateurs internationaux soulignent la bonne tenue du scrutin. « Le Kenya a effectué une remarquable démonstration de sa démocratie […] Ne laissons personne gâcher tout cela », insiste, presque menaçant, John Kerry, à la tête de la mission de la Fondation Carter. De la Maison Blanche à l’Elysée en passant par le 10 Downing Street, les Occidentaux appellent Odinga à faire cesser les violences. Les chefs d’Etat d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Est félicitent à l’unisson Kenyatta pour sa réélection.
À Nairobi, les envoyés de l’Union africaine, menés par l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki, rompu au rôle de médiateur, négocient avec le candidat humilié. « Mbeki a été très bon, confie un diplomate à Nairobi. Il a dit clairement à Odinga que le Kenya était la seule démocratie de la région et qu’on n’accepterait pas qu’elle sombre. » Des messages appelant à l’apaisement auraient aussi été envoyés par le chef de l’Etat tanzanien, John Magufuli, ami personnel d’Odinga. « Lui aussi joué un rôle très important », confirme notre source.
Acculé, Odinga cède peu à peu. Les comptes de campagne sont par ailleurs à secs, « et en plus, on avait réuni un nombre conséquent de preuves montrant les irrégularités du scrutin, avec par exemple l’absence de milliers de procès-verbaux lors de la déclaration des résultats, explique Salim Lone, conseiller personnel de Raila Odinga. On avait assez de matière pour allerdevant la Cour suprême et exposer les fraudes au monde entier. »
Mercredi 16 août, après un dernier report de 24 heures, la position des modérés l’emporte : le leader de l’opposition renonce aux manifestations et accepte de remettre son avenir entre les mains des sept juges de la Cour suprême. Le recours a été déposé vendredi. Le processus pourrait prendre deux semaines et apaiser les tensions. Mais Odinga a encore des cartes en main. « De nouvelles violences pourraient avoir lieu en cas de rejet, pense Dismas Mokua. L’histoire n’est peut-être pas terminée. »
Avec lemonde