Siddharth Singh aurait dû commencer l’école cette année mais ce petit garçon de cinq ans est obligé de regarder la télé toute la journée chez lui, dans les bidonvilles du district ouest de Delhi, en Inde. Sa mère, Radha, a bien tenté de le faire entrer dans l’école publique du coin, mais Siddharth ne peut recevoir l’instruction à laquelle il devrait avoir droit car il ne possède pas de carte Aadhaar.
Aadhaar, c’est le nom du plus grand système d’identification numérique au monde. La petite carte en plastique occupe désormais une place centrale dans la vie quotidienne de tous les Indiens: au cœur des conversations des habitants, de Mumbai à Calcutta, elle fait la Une de l’actualité et déclenche des débats politiques. Lancé par le gouvernement il y a bientôt dix ans, le programme a pour but de vérifier l’identité des quelque 1,3 milliard de citoyens, ce qui en fera, à terme, le plus grand système d’identité biométrique de la planète.
Usurpation d’identité, atteinte à la vie privée, les problèmes recensés durant cette première décennie de mise en service sont nombreux. Dans ce pays rongé par un fort taux de pauvreté, la vocation d’Aadhaar à accorder (ou refuser) l’accès aux services publics est très controversée. Dans l’idéal, un système unique et simple devrait permettre à tous de bénéficier des droits et services auxquels ils peuvent légalement prétendre. Le problème, c’est que se retrouver hors du système équivaut à perdre tous ces droits.
La ville de Delhi compte bon nombre de migrants. La mère de Siddharth et sa grand-mère, Laxmi, ont quitté le Népal il y a plus de 30 ans. Les citoyens népalais n’ont pas besoin de papiers d’identité pour effectuer des tâches “non-encadrées” en Inde, notamment les travaux domestiques. Néanmoins, ces documents sont indispensables pour toucher des allocations logement et des aides pour l’alimentation et le carburant. Il en va de même pour trouver un poste mieux payé, ouvrir un compte en banque ou acheter une maison, autant d’éléments nécessaires pour sortir de la pauvreté.
Siddharth Singh
Radha et Joginder, son mari, disposent tous deux d’une carte Aadhaar. Après des années à se battre avec l’administration à cause des précédents systèmes d’identification, telles que les cartes de rationnement, la simplicité et la légitimité d’Aadhaar sont un changement bienvenu. Pourtant, obtenir une carte pour Siddharth n’est pas une mince affaire, car le couple n’a jamais demandé son acte de naissance.
“On ne s’y est pas pris assez tôt”, précise Radha. “Maintenant, pour se le procurer, il faut débourser 3.500 à 6.000 roupies (de 45 à 75€ environ). C’est une dépense vraiment inutile et malvenue.” En Inde, il suffit de perdre ou d’endommager son acte de naissance pour se retrouver pris dans un cercle vicieux: il est indispensable pour créer d’autres papiers d’identité. Or, sans papiers, on ne peut en obtenir un duplicata.
Sia, la sœur aînée de Siddharth, fréquente une école privée, où l’on parle anglais. Celles-ci ont la réputation d’être meilleures que les écoles publiques, où l’on enseigne en hindi, une langue moins prestigieuse. Mais la famille ne pourra pas se permettre d’y envoyer ses deux enfants. À moins d’un changement radical dans leur situation financière, l’éducation de Siddharth dépendra du bon-vouloir du gouvernement, alors même que celui-ci refuse de reconnaître son existence.
Leur histoire n’a rien d’original et ne date pas de la mise en place d’Aadhaar. Bien souvent, les Indiens ont si peur de perdre leurs papiers si durement acquis qu’ils les conservent avec leurs biens les plus chers. En effet, perdre ces précieux documents bloque l’accès aux services essentiels. Sans oublier que le fonctionnement de l’administration indienne, tristement célèbre pour cela, est obscur et inefficace. Pour se réinscrire auprès d’un service ou obtenir un duplicata, il faut compter plusieurs jours d’attente, effectuer de multiples démarches, voire payer des pots-de-vin. Un processus des plus frustrants.
Radha et ses enfants, Siddharth et Sia Singh
Aujourd’hui, il suffit d’un simple document manquant ou d’un lecteur d’empreintes digitales défectueux pour empêcher une personne âgée de toucher une retraite vitale, ou un enfant comme Siddharth d’aller à l’école. De nombreux services de base sont déjà rattachés au programme, et ils seront très prochainement rejoints par plusieurs autres. Le pays mise sur la vaste portée de ce système universel. Mais qu’en est-il des laissés-pour-compte?
Chaque carte Aadhaar, avec son numéro d’identité unique, fait partie d’un énorme système numérique. Chaque dossier de sa base de données centralisée inclut les données démographiques et biométriques standard d’un individu, et notamment une photo, les empreintes digitales de chaque doigt de la main et la capture numérique des deux iris. Ces données sont collectées et gérées par la Unique Identification Authority of India (UIAI). Cet organisme, fondé en 2009, a vu ses pouvoirs légaux renforcés en 2016, grâce à une loi votée par le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi.
Quelque 1,18 milliard de cartes d’identité avaient été distribuées en octobre 2017. Les disparités entre les États sont importantes. Pour autant, 99% des adultes, 75,4% des 5-18 ans et 41,2% des 0-5 ans sont désormais couverts par le programme. Le but: permettre de cibler l’offre de services publics. Pour l’instant, au moins 87 de ces services y sont rattachés. Ils concernent aussi bien l’accès à l’éducation, les retraites, les bourses d’études destinées aux minorités, les subventions agricoles, les repas dans les cantines ou encore la santé.
Taux de couverture du système Aadhaar en Inde
Avant Aadhaar, chaque service exigeait une pièce d’identité différente (un acte de naissance ou une carte de rationnement, par exemple). La situation était incohérente et donnait lieu à beaucoup d’erreurs. Si le fonctionnaire, derrière sa vitre, refusait de croire que vous étiez bien la personne qui figurait sur votre vieille carte de rationnement tout abîmée, vous étiez privé de rations pour un mois entier. Pendant des années, des millions d’Indiens se sont retrouvés dans l’incapacité d’effectuer les tâches les plus basiques, comme ouvrir un compte en banque ou s’inscrire au service d’eau, simplement parce qu’ils ne pouvaient pas prouver leur identité.
Aadhaar doit incorporer l’ensemble des documents d’identification dans une même base de données, afin d’en finir avec les problèmes d’accès aux services et de distribution des allocations. En éliminant les barrières qui empêchent de sortir de la pauvreté, le système doit également permettre aux populations de s’émanciper. On peut même y intégrer des types d’identification encore non développés (pour un nouveau genre de service bancaire en ligne, par exemple), sans entraîner de bouleversements, afin de pérenniser le système.
Ce concept pourrait bien inspirer d’autres pays, qui étudient l’expérience indienne afin de savoir si le système est susceptible de résoudre les problèmes posés par leurs propres services publics. La Banque mondiale estime que, dans le monde, une personne sur sept n’a aucun moyen de prouver son identité. La plupart sont mineures, et habitent l’Afrique ou l’Asie.
Mais la vérité est plus complexe. En résolvant certains problèmes, Aadhaar en a créé de nouveaux, entraînant chaos et confusion dans des foyers jusqu’alors épargnés. Ceux qui ont le plus besoin des services publics sont bien souvent ceux qui passent entre les mailles: migrants pauvres, enfants, personnes âgées en zone rurale, minorités issues de certaines castes et tribus, malvoyants, handicapés physiques, etc.
Enregistrements à Aadhaar selon l’âge et le genre
Les personnes atteintes de la lèpre en sont peut-être le meilleur exemple: des malades ayant perdu leurs doigts ou la vue n’ont pas pu toucher leurs allocations en raison de leur incapacité à prouver leur identité par empreintes digitales ou scan de l’iris. Dans un village de l’Haryana, 65 lépreux se sont plaints de ne pas avoir eu droit à leurs rations mensuelles pour cette raison. Plus de 86.000 Indiens sont touchés par cette maladie. Et bien d’autres situations peuvent empêcher les citoyens de fournir les informations exigées par le système.
Mais les difficultés ne s’arrêtent pas là: la population indienne est à la fois nombreuse et diverse, avec des degrés d’alphabétisation et de richesse très disparates. Il est donc compliqué de mettre en œuvre un système unique. Se débrouiller avec l’administration est déjà suffisamment ardu pour les personnes pauvres, handicapées ou analphabètes. Aadhaar ne fait qu’aggraver ces inégalités.
Dans les bidonvilles de Delhi, les enfants mendient aux feux de signalisation ou fouillent les décharges à la recherche de ferraille à revendre. Sanjay Gupta, le directeur de Chetna, une ONG locale qui s’occupe des enfants pauvres, a déjà aidé des centaines de mineurs à obtenir une carte d’identité. Les adresses qui y figurent, comme “Sous l’échangeur Moolchand” ou “Sous l’échangeur IIT”, sont davantage un signe de pauvreté qu’un domicile fixe.
“La carte Aadhaar est un visa pour une vie digne de ce nom, mais se le procurer n’a rien d’aisé””, explique-t-il. Le rôle du directeur est de “présenter” l’enfant, c’est-à-dire d’agir comme un garant auprès d’un fonctionnaire. Mais cette méthode n’a rien d’officiel, et sa réussite dépend du fonctionnaire auquel il a affaire. “La carte est devenue un document indispensable, qui prime sur le passeport. Il faut que les responsables soient formés à ne pas refuser d’accorder ce papier.”
Obtenir une carte n’est pourtant pas la panacée. Ouvrir un compte en banque, par exemple, nécessite de fournir un justificatif de domicile, comme une facture d’électricité. Or, les habitants des bidonvilles ont rarement la possibilité de souscrire à ces services, car ils n’ont pas d’adresse fixe. De plus, tous les nouveaux comptes en banque doivent être rattachés à un numéro Aadhaar, ce qui n’empêche pas de fréquentes erreurs de paiement. Sanjay Gupta entend bien souvent les gens se plaindre de n’avoir jamais reçu leurs allocations et de ne pas savoir comment y remédier. “Les plus démunis ont des connaissances financières très limitées. Et, bien sûr, aucun employé de banque n’a la patience ni l’envie de leur expliquer le fonctionnement des services.”
Pour les quelque 500 enfants auxquels l’ONG est venue en aide ces deux dernières années, le problème le plus fréquent était d’obtenir (puis de conserver) la carte Aadhaar elle-même. “N’oublions pas qu’on parle d’enfants des rues”, explique son directeur. “Ils errent dans la ville, vêtus seulement de kaccha-banyan (des haillons). Où pourraient-ils conserver un document qui doit normalement rester en lieu sûr?”
Des femmes se bousculent pour s’enregistrer dans la base de données gouvernementale, dans la banlieue d’Ahmedabad (ouest de l’Inde), le 14 février 2013.
Vishal et Bhavna (les noms ont été changés) sont professeurs dans une école publique de Delhi. Ils consacrent leur temps libre aux enfants des bidonvilles et les aident à obtenir des papiers qui leur permettront de s’inscrire à l’école. “C’est un véritable enfer”, affirme Vishal. “Ici, il n’y a ni eau ni électricité, ni tout-à-l’égout. Les fossés sont à ciel ouvert. Vous ne pouvez même pas imaginer la situation.”
Les deux instituteurs rédigent des lettres de recommandation pour tenter de convaincre les responsables d’inscrire des enfants (ou même des familles entières) au système Aadhaar. Depuis peu, ceux-ci doivent posséder un numéro Aadhaar pour intégrer la plupart des écoles publiques. Bhavna, qui enseigne depuis 18 ans, indique qu’elle a dû rejeter la moitié des candidatures depuis l’apparition de cette nouvelle règle. Tous deux ont pourtant demandé à leurs supérieurs de ne pas l’appliquer.
“Pourquoi les moins privilégiés auraient-ils besoin d’une carte pour pouvoir étudier?” s’interroge Bhavna. “Prenez un journalier qui aurait fait le voyage depuis le Bihar avec sa famille. Il ne possède rien et habite probablement une cabane. Il n’a pas de papiers. Il gagne à peine de quoi faire vivre sa famille, et sa paie quotidienne sert à remplir la marmite chaque soir. S’il doit passer trois ou quatre jours à se démener pour se voir accorder une carte Aadhaar, c’est autant de temps qu’il passera sans manger. Seriez-vous prêt à faire ce sacrifice?”
La situation est d’autant plus frustrante qu’on ne sait pas exactement si obliger les enfants à posséder une carte Aadhaar pour aller à l’école est légal. En 2012, l’affaire avait été portée devant la Cour suprême, qui avait jugé que cette disposition contrevenait au droit fondamental à la vie privée et au principe d’égalité, en empêchant certains groupes sociaux d’accéder aux services auxquels ils ont droit. En outre, le gouvernement est obligé par la Constitution de fournir une éducation gratuite à tous les enfants âgés de 6 à 14 ans.
Depuis cette décision, des groupes issus de la société civile ont entamé un combat contre le gouvernement. En octobre 2015, la question a de nouveau été portée devant la Cour suprême, par un groupe d’enseignants, de parents, d’associations de parents d’élèves et d’ONG. Là encore, les plaignants ont remporté la partie: le jugement stipulait clairement que l’accès à l’assistance publique ne pouvait en aucun cas dépendre de l’inscription au programme Aadhaar. Malgré tout, le gouvernement fédéral maintient cette exigence pour tous les services qui se trouvent dans une zone grise au regard du droit. C’est le cas pour les demandes de carte de train pour les seniors et l’obtention d’un poste de fonctionnaire.
Quant aux services qui relèvent de la responsabilité des États ou des villes, on constate que beaucoup d’écoles demandent toujours un numéro Aadhaar. Certaines ont même proposé d’étendre cette obligation aux enfants qui reçoivent des repas gratuits dans les cantines. La Cour suprême n’a cessé de répéter que sa décision faisait loi. Les pouvoirs exécutif et législatif persistent donc à jouer au jeu du chat et de la souris, en prenant en otage les citoyens les plus précarisés. Dans un pays où l’analphabétisme est répandu et les langues parlées, très nombreuses, ces messages contradictoires causent une grande confusion.
Les élèves d’une école publique protestent devant le bâtiment Shastri Bhawan contre l’obligation de posséder une carte Aadhaar pour manger à la cantine, le 17 mars 2017, à New Delhi.
Le gouvernement indien accorde de modestes bourses d’études et revenus à certains groupes (minorités issues de castes ou de tribus particulières, étudiantes, etc.). Le hic, c’est qu’il faut un compte en banque rattaché à un numéro Aadhaar pour les percevoir. De nombreux professeurs viennent donc en aide à des parents paniqués qui cherchent désespérément à inscrire leurs enfants dans une école “gratuite”, ce qui constitue quasiment pour eux une deuxième tâche à plein temps. “Nous sommes obligés de faire des rapports tous les vendredis, en précisant combien de comptes en banque ont été rattachés au système et combien de personnes s’y sont inscrites”, indique Vishal.”Et ça, ce n’est pas le rôle d’un enseignant.”
Le cas d’Aadhaar est de plus en plus répandu dans le monde. Dans les dix ans à venir, l’identité deviendra toujours plus numérique, centralisée et intégrée à notre vie en ligne. Si les autres pays, en particulier les plus pauvres, cherchent à s’inspirer d’Aadhaar, ils observent également les difficultés posées par le système.
À travers l’Histoire, les systèmes d’identification (depuis les premiers passeports papier jusqu’aux programmes numériques modernes comme Aadhaar) ont été utilisés pour définir les individus de différentes façons: qui peut prétendre aux aides gouvernementales et qui ne le peut pas, par exemple. Qui mérite d’être traité humainement par l’État et qui ne le sera pas. De tout temps, ils ont établi une division entre ceux qui sont acceptables aux yeux des puissants, et les autres.
Cet article a été rédigé dans le cadre de la série “The ID Question”, qui étudie l’évolution de l’identité dans le monde contemporain, depuis les cartes d’identité jusqu’aux profils Facebook, dans la vie professionnelle ou en ce qui concerne les droits des autochtones. Pour accéder à l’ensemble des articles et vidéos, rendez-vous sur “How We Get to Next”.
Avec huffpostmaghreb