D’abord, décrivons l’évolution de la position du Pentagone concernant la crise nord-coréenne et bien entendu le sommet Kim-Trump de Singapour, essentiellement par rapport aux mesures US et surtout dans le cadre des positions militaires US en Corée du Sud.
• Le 28 avril 2018, le secrétaire à la défense Mattis déclare qu’un retrait “de forces US ” (de “certaines forces US”) de Corée du Sud pourrait être discuté “avec les amis” (entendez, la Corée du Sud).
• Le 9 mai 2018, Mattis déclare que la question du retrait des forces US (ou “de certaines forces US“, peut-on comprendre à demi-mot), “n’est pas sur la table”, c’est-à-dire n’est pas négociable. Tout restera en l’état, point final.
• Le 3 juin 2018, Mattis déclare que “l’allègement des sanctions” (on ne parle même pas de “la levée des sanctions”) ne devrait pas être envisagé avant que “les premiers pas vers la dénucléarisation” de la Corée du Nord aient effectivement été faits.
Si l’on suit le Pentagone comme un baromètre, avec Mattis ayant comme réputation d’être dans l’administration Trump “la seule grande personne” au milieu d’une bande d’adolescents allumés, et avec comme référence la position raisonnable du susdit Pentagone lors des poussées de crise avec la Corée du Nord lors de l’année 2017, on se dit que c’est une certaine surprise que les militaires (Mattis) ne cessent de durcir leur position. Ils commencent à se douter de quelque chose, ou à craindre quelque chose, – et de quoi peut-il s’agir ? Une seule possibilité, qui est la crainte que la politique générale de Trump prenne, durant la rencontre au sommet, un peu trop l’orientation d’un compromis dont le contingent US stationné en Corée du Sud ferait au moins en partie les frais (en sachant que ce contingent de près de 40 000 soldats et de groupes tactiques aériens armées de nucléaires représente une des plus fortes présences militaires opérationnelles US dans le monde, une véritable position stratégique)… La crainte de Mattis et des militaires envisage donc les hypothèses suivantes :
• soit que Trump nous prépare vraiment un “coup à la Reykjavik” (circa-1986, mais réussi), au cours duquel il pourrait faire à Kim des promesses inacceptables pour le Pentagone ;
• soit, comme variante du précédent, que le “clan des durs” à la Maison-Blanche est en train de perdre du terrain avec deux possibilités pour l’instant en forme de rumeurs : que Trump voudrait se débarrasser du super-faucon Bolton (son conseiller à la sécurité nationale) à qui il n’a pas pardonné d’évoquer publiquement, le premier, le “modèle libyen” pour la Corée du Nord ; que le secrétaire d’État Pompeo, polissant ses manières de capo mafieux et prenant goût à son rôle de diplomate (plusieurs rencontres avec les Nord-Coréens), évoluerait à grande vitesse, serait favorable à une liquidation de Bolton, recommanderait une approche beaucoup plus ouverte et arrangeante des Nord-Coréens ;
• soit, enfin, que les positions nord-coréennes se seraient durcies (du point de vue du Pentagone) en coordination avec celle de la Corée du Sud, et les exigences pour une dénucléarisation rencontreraient effectivement en contrepartie l’exigence d’une réduction substantielle ou un départ des troupes US de Corée du Sud, avec l’accord de la Corée du Sud. On remarque à ce propos que, dans les deux dernières étapes de l’évolution de la position du Pentagone, il n’est plus question de “consultations avec les amis” (la Corée du Sud), comme il l’était dans la première).
Un autre facteur à considérer avec grand sérieux, et à dans un sens asse différent qui implique le contraire d’une réussite du sommet à l’avantage des USA, concerne les relations de la Corée du Nord avec ses deux grands “alliés” ou faisant fonction : la Russie et la Chine. La chose est largement d’actualité depuis la visite de Lavrov à Kim la semaine dernière. Il s’agit de l’hypothèse, de la rumeur d’une présence de Kim au sommet de l’OCS à Quingdao, en Chine, dans trois jours. Venue de la presse de Taïwan, la nouvelle a circulé sans autres précisions, confirmation ou démenti.
« Selon des informations (non confirmées), le président Kim sera à Qingdao, province du Shandong (République populaire de Chine) le 9 juin, pour le 18e sommet annuel de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) présidé par le président chinois Xi Jinping. Le rapport (encore à confirmer) cité par les médias taïwanais indique la tenue éventuelle d’une “réunion secrète” entre Kim Jong-un, Vladimir Poutine et Xi Jinping en marge du sommet de l’OCS. Le même rapport laisse entendre que Kim pourrait prononcer un discours devant la pléniès Chinois après le sommetre de l’OCS. Si cela devait se produire, la dynamique du site de Singapour en serait affectée… »
Bien entendu, si un tel événement (présence de Kim à la réunion de l’OCS) devait avoir lieu, cela constituerait sans aucun doute une modification spectaculaire de la position de Kim vis-à-vis des USA. (Même si l’OCS n’est pas une véritable “OTAN de l’Est” et une “anti-OTAN”, elle constitue néanmoins une institution qui symbolise un peu cette posture, et une présence de Kim y aurait une très grande signification.)
De ce point de vue, les mêmes sources estiment comme très probable que Kim rencontrera les Russes et les Chinois après le sommet comme s’il s’agissait d’un suivi intégré, comme d’une même séquence ; c’est dans tous les cas la conviction des analystes sud-coréens et asiatiques en général. Il n’est pas assuré, par contre, que la partie US ait pris conscience de cette possibilité/probabilité d’élargissement du champ de ce qu’elle continue à considérer comme un dialogue exclusif entre la Corée du Nord et les USA sur un seul sujet, la dénucléarisation de la Corée du Nord. (On retrouve là l’habituelle tendance US à considérer comme quantité négligeable tout ce qui n’est pas elle-même et l’objectif/l’interlocuteur qu’elle estime avoir choisi d’une façon unilatérale.)
Cette situation est moins le résultat d’une stratégie élaborée que l’effet de l’ouverture ménagée par les très nombreuses et diverses circonstances, hésitations, marches arrière, décisions soudaines, etc., qui ont marqué l’attitude US depuis l’ouverture faite par les Nord-Coréens en janvier-février (décision nord-coréenne de participer aux JO d’hiver, de faire des équipes communes avec la Corée du Sud, venue de la sœur de Kim pour la cérémonie d’ouverture et diverses épreuves, etc.). Les USA, par leur désordre désormais habituelet les divisions internes qui caractérisent leur politique, ont largement contribué à ouvrir le jeu, nécessairement à l’avantage de la Corée du Nord dans ce cas puisque ce pays seul à seul face aux USA est évidemment en position de faiblesse.
Les USA ont, toujours à cause de leur évolution spasmodique interne, justifié l’intervention officielle et visible, à la fois de la Chine et de la Russie, et par conséquent la modification au moins de la situation de communication de l’évènement. Il en faut peu désormais pour que la crise nord-coréenne devienne une partie intégrante de la situation générale de l’Asie du Nord-Ouest, avec l’implication évidente de la Chine et de la Russie. Il n’en faut pas tellement plus pour que l’un ou l’autre ait l’idée d’inviter la Corée du Nord à faire partie de l’Organisation de Coopération de Shanghai au cas où les négociations ne suivraient pas la voie désirée par la Corée du Nord qui est manifestement un rapprochement avec la Corée du Sud hors de l’insistante présence des USA.
Il semble que les choses soient après tout aussi bien parties pour voir apparaître la possibilité que le sommet ouvre un épisode diplomatique s’écartant de la seule question de la dénucléarisation, pour s’ouvrir sur la question de la situation stratégique des deux Corées et le lien entre cette situation et les deux puissances proches (la Chine et la Russie), –bref, la possibilité d’un bouleversement en Asie….
Confirmation nous en est donc donnée : c’est bien un sommet de son temps, avec des possibilités.. Impréparée, ou plutôt préparé dans le désordre, avec de brisques changements d’orientation sinon de perspective de tenue ; avec un agenda en désordre et une grande incertitude quant aux positions des uns et des autres. Bon, une seule certitude malgré la vertu de l’Incertitude : entre Trump et Kim, avec leurs coiffures respectives si originales et chacune leur différence très affirmée, nous aurons des photos très inhabituelles et peut-être l’une ou l’autre vidéo d’anthologie.
source:http://www.dedefensa.org/article/des-incartades-de-kim-au-desordre-de-trump