Jean-Paul Pougala est un spécialiste camerounais de géostratégie. Il dirige l’Institut d’Etudes Géostratégiques de Douala (Cameroun), il est également enseignant à l’Institut Supérieur de Management ISMA, toujours à Douala. Il est en outre auteur du livre «Géostratégie africaine».
Sputnik : Vous êtes par ailleurs un partisan du renforcement des relations entre les pays africains avec la Chine et la Russie, en mettant l’accent sur les domaines prioritaires à développer avec les deux nations. Quels sont ces domaines et pourquoi ce soutien à l’axe Afrique-Chine-Russie?Jean-Paul Pougala: Il existe plusieurs points fondamentaux qui poussent vers la coopération entre l’Afrique et le duo Russie-Chine. La plus importante est la nécessité de couper le cordon ombilical de la « relation incestueuse » entre la victime et son bourreau que l’Afrique entretient avec l’Europe. L’Afrique n’a jamais choisi d’entretenir une quelconque relation avec l’Occident. Il s’agit avant tout d’un viol. Et comme tout viol, quel que soit le bébé qui en nait ne peut pas être érigé en modèle. Il laisse des cicatrices peut-être invisibles, mais indélébiles pour la victime que ni le temps, ni l’espace, encore moins de nombreuses opportunités positives ne peuvent effacer. L’Afrique est cette victime qui est à la recherche d’un compagnon de route compréhensible qui lui permettrait d’atténuer les souffrances de l’humiliation continue, subie depuis trop longtemps déjà. On ne peut pas y parvenir sans passer par une effective rupture idéologique avec ceux qui continuent de nous tenir en esclavage. L’Afrique a pour la première fois de son histoire moderne la possibilité de choisir ses partenaires.
A cause de cette relation incestueuse entre l’Afrique et l’Europe, citée plus haut, les Africains n’ont pas la capacité de prendre des initiatives audacieuses hors de la sphère sous le contrôle de l’Occident. C’est ce que la Chine a compris et agit en conséquence.
Les résultats sont visibles dans plusieurs domaines où la compétence chinoise est incontestable, notamment, les grands travaux, le système de santé publique de masse. Par exemple, en République démocratique du Congo, depuis l’indépendance, ce pays n’avait jamais réussi à trouver les financements pour construire ses routes et permettre la mobilité de ses citoyens, et par conséquent le dynamisme de l’économie du pays. Aujourd’hui, ce pays est un grand chantier routier et hospitalier. Au Cameroun, le projet du port en eau profonde de Kribi trainait depuis 70 ans. Les Européens préféraient financer le dragage du sable dans la lagune de Douala pour faire arriver des petits bateaux qui se contentaient du transbordement en haute mer. Aujourd’hui, avec une première enveloppe d’un milliard de dollars en octobre 2011, le chantier de construction de Kribi est presque terminé.
La Russie, doit faire de même. Elle doit prendre l’initiative d’aller vers les Africains pour élargir son espace de partenariat stratégique. Les dernières crises géopolitiques internationales notamment la loyauté de la Russie contre vents et marrées vis-à-vis de son allié, la Syrie, ouvre à la Russie un boulevard de réceptivité en Afrique qui n’en avait jamais connue jusqu’à aujourd’hui. Car en 5 ans, elle a démontré d’être à l’opposé des Occidentaux, qui étaient des amis jurés du colonel Kadhafi et d’une Libye prospère, et qui en quelques semaines se sont complètement métamorphosés et devenus ses assassins, ce qui a porté à la désintégration de ce pays et de là même, la déstabilisation de la région toute entière, jusqu’aux confins du Mali.Les domaines de collaboration entre la Russie et l’Afrique sont nombreux. La Russie vante un savoir-faire reconnu dans le domaine énergétique qui est une faiblesse criante pour l’Afrique. L’Afrique pour se protéger a besoin de construire ses propres industries d’armement et la Russie est un possible partenaire incontournable. Dans le domaine des pierres précieuses, comme le diamant, le platine et bien d’autres, les compétences de la Russie peuvent et doivent permettre aux pays africains à mieux se positionner pour exploiter, transformer et tirer le profit maximum de leurs différents secteurs miniers.
Dans le domaine de la conquête spatiale, l’Afrique a besoin de moderniser plusieurs secteurs clés de son économie, comme les télécommunications, la télémédecine, le télé-enseignement. La mise en orbite des satellites artificiels de communication devant permettre ces réalisations est un domaine dans lequel la Russie excelle.
Qu’est-ce que l’Afrique peut apporter à la Russie?Aujourd’hui, la Russie a des faiblesses dans certains domaines dans lesquels l’Afrique est en mesure de combler son déficit. Il s’agit notamment du domaine agricole. La Russie est aujourd’hui le premier importateur mondial de la viande de volaille. La récente crise qu’elle a eue avec l’Occident prouve que c’était une véritable erreur stratégique de dépendre pour se nourrir principalement de ses premiers adversaires qui sont les États-Unis d’Amérique et qui peuvent à tout moment couper le robinet et affamer la population. L’Afrique a de l’espace et un climat favorable de 12 mois de soleil, ce qui lui donne un avantage comparatif de 4 récoltes possibles de céréales contre une seule pour la Russie. Avec la mesure de l’embargo contre un certain nombre de produits occidentaux en réponse aux sanctions contre elle, la Russie s’est tournée surtout vers l’Amérique du Sud. Mais l’Afrique est beaucoup plus proche que ces pays. Et cette courte distance géographique entre l’Afrique et la Russie prédestine le continent africain à devenir le partenaire stratégique d’excellence pour la Russie notamment dans le domaine agricole.
En février 2015 dernier, lors de la cérémonie pour recevoir à Yaoundé le ministre russe de la Protection civile, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec l’ambassadeur de Russie au Cameroun et quelle fut ma surprise lorsque je découvris que dans l’une des plus grandes ambassades de Russie en Afrique comme celle de Yaoundé, il n’y avait pas de département économique.
La Russie doit rectifier le tir. Elle doit créer une nouvelle base de relation ciblée de qualité avec le continent africain, à l’instar de ce que fait non seulement la Chine, mais aussi le Brésil. C’est par exemple dans ce contexte que s’est tenu en septembre 2015 dernier le forum économique Brésil-Cameroun avec la présence à Yaoundé du ministre brésilien des Affaires étrangères.Sputnik : Le développement des nations est directement lié à la défense de leurs souverainetés. Pour preuve nombreux pays d’Amérique latine. Qu’est ce qui manque à un certain nombre de pays africains pour en faire autant?
Jean-Paul Pougala: Les dirigeants africains sont presque tous issus de l’école coloniale qui fait d’eux des adolescents politiques incapables de comprendre les vrais enjeux et la complexité du monde multipolaire. Pire, pour la plupart, ils n’ont pas le courage d’affronter l’arrogance et l’agressivité de l’Occident et de dire non chaque fois que les intérêts de leur pays ne sont pas sauvegardés. Deux exemples sont à considérer: lors des élections présidentielles en Côte d’Ivoire en 2010, les observateurs de l’Union africaine avaient constaté la victoire de Laurent Gbagbo, ceux de l’Union européenne avaient donné la victoire à son adversaire Ouattara, in fine l’Union africaine s’est alignée sur la décision unanime de l’Union européenne de s’ingérer dans les affaires internes d’un pays africain qui ne leur a jamais fait une demande d’adhésion.
Aussi, le 17 mars 2011, au Conseil de sécurité des Nations Unies à New York, il y a eu un vote contre un pays africain (la Libye) dont les conséquences désastreuses sont encore jusqu’à ce jour non seulement pour la Libye, mais dans une bonne partie de l’Afrique. Cinq pays (Allemagne, Brésil, Chine, Inde et Russie) se sont abstenus. Il aurait suffi qu’un sixième pays s’abstienne pour que la résolution ne soit pas adoptée. Les trois pays africains présents (Afrique du Sud, Gabon et Nigéria), en votant pour, ont contribué à l’assassinat de Kadhafi et à la déstabilisation de son pays. Seulement, cette déstabilisation s’est poursuivie dans d’autres pays comme le Mali et le Nigéria, qui aurait ainsi voté contre lui-même.C’est un comportement qu’on ne trouve plus chez les Sud-Américains. Ils ont eu des présidents charismatiques et audacieux comme Castro à Cuba et Chavez au Venezuela qui ont eu le courage d’appeler un chat un chat. Et malgré le désir du système de les réduire à néant afin d’en faire un exemple pour les autres, ils ont tenu bon et assumé jusqu’au bout leur politique pour la défense de la souveraineté de leurs territoires. Des générations entières de Sud-Américains se sont inspirées de leur courage et aujourd’hui, le résultat est là: ils ont une plus grande estime d’eux-mêmes contrairement aux Africains, et le complexe d’infériorité qu’ils pouvaient avoir face à l’Occident n’existe plus. Ils sont plus sereins pour mettre en œuvre leurs différentes politiques en utilisant leurs forces pour s’insérer économiquement au niveau international et identifier leurs faiblesses pour résoudre eux-mêmes leurs problèmes en s’inspirant peut-être des autres nations sans perdre leur dignité. Tout se résume donc en une question de s’accepter tel qu’on est, sans avoir besoin de singer les autres.
Pour développer les nations africaines et défendre efficacement leur souveraineté, il faut avant tout des hommes et des femmes bien dans leur tête, fiers de leurs traditions et de leur identité.
Sputnik: Quel avenir voyez-vous dans les 5-10 prochaines années pour le continent africain?Jean-Paul Pougala: Je suis très optimiste. Internet est en train de faire des exploits dans la jeunesse africaine en contribuant à leur émancipation et, par conséquent, à neutraliser la propagande qui était censée les tenir subordonnés pendant des siècles encore. À cela s’ajoute la faiblesse économique et idéologique de ceux qui ont toujours maintenu l’Afrique dans la misère et l’humiliation. Ils sont presque tous en quasi faillite. Ce qui les prive des moyens financiers pour contrôler efficacement les Africains et étouffer toute tentative d’affranchissement comme ils l’ont fait auparavant. Il y a, en plus, une très forte croissance économique sur le continent africain. La jeunesse a compris que pour qu’elle profite des fruits de cette croissance, il fallait qu’elle s’y investisse non plus comme salariée, mais comme patronne. Et le résultat ne va pas se faire attendre pendant longtemps. Préparez-vous, dans cet arc de temps, à l’explosion d’une plus grande classe de décideurs africains, tout simplement parce qu’ils sont de plus en plus nombreux aujourd’hui à comprendre les règles du jeu et savent que ces règles sont truquées. Ils sont très loin de la naïveté de leurs parents qui ont tout avalé, cru à tout, tout simplement parce que c’était un Européen qui l’avait dit et que par conséquent, cela devait forcément être vrai. Pour le continent africain, le plus beau doit encore arriver. Nous sommes sur le terrain pour pousser et accélérer ce processus afin de voir nous aussi, au moins le début des résultats positifs de cette nouvelle Afrique glorieuse.
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