Complémentaires et gentiment rivales, les trois grandes métropoles suisses illustrent, chacune à sa façon, la prospérité légendaire de leur petit pays.
Dans les ruelles de la vieille ville où naquit Jean-Jacques Rousseau, on croirait que le temps s’est arrêté. Pourtant, Genève est aujourd’hui, plus que jamais, une ville qui fait courir le monde. « C’est, avant Londres, la première place pour le négoce du pétrole », remarque Jacques Jeannerat, directeur de la chambre de commerce de Genève. En effet, un baril sur trois y est négocié, et c’est encore à Genève qu’est géré tout ce qui compte de grandes fortunes dans le monde. Si la deuxième place financière de Suisse après Zurich souffre forcément de la disparition du fameux secret bancaire et des mythiques comptes numérotés, le savoir-faire et la discrétion helvétiques restent toujours aussi appréciés. « Un client des banques genevoises sur quatre est français », souligne Jacques Jeannerat.
Les Français sont également nombreux – près de 80 000 – à traverser chaque jour la frontière pour travailler. Dans l’hôtellerie, mais aussi dans les nombreuses multinationales comme Caterpillar ou Procter & Gamble – dont le siège européen est d’ailleurs le plus gros pourvoyeur d’emplois privés de la ville – ou encore dans la vingtaine d’organisations internationales et les innombrables ONG installées à Genève. « Sur 270 000 emplois, 120 000 dépendent directement ou indirectement des organisations internationales », reprend le directeur de la chambre de commerce. Générant des revenus hauts et stables, ces emplois apportent une bonne rentabilité fiscale qui, par effet boule de neige, contribue à une grande qualité de vie, une douceur de vivre qui attire par delà les frontières.
Dans le canton de Genève, 45 % des habitants sont étrangers et presque toutes les nationalités sont représentées. C’est pour cette raison que la ville continue à se tourner vers l’extérieur en général, et vers la France en particulier. Ainsi le projet CEVA, sorte de ligne RER, reliera d’ici 2018 les gares genevoises de Cornavin et des Eaux-Vives à celles d’Annemasse, Evian, Thonon ou encore d’Annecy. « Genève est une ville de migration quotidienne qui pourrait presque être décrite comme la capitale de la Haute-Savoie. C’est pourquoi elle a besoin d’infrastructures de ce type pour être connectée aux villes françaises alentour », continue Jacques Jeannerat.
La dynamique du « grand Genève »
Formant une enclave, le canton de Genève possède plus d’une centaine de kilomètres de frontière avec la France, contre seulement une quinzaine avec le reste de la Suisse. D’où l’importance de la notion de « Grand Genève », officiellement introduite en 2010. Ce projet d’agglomération transfrontalière inclut également le canton de Berne en plus des villes voisines de Haute-Savoie et a servi à dynamiser l’ensemble de la région, permettant d’accueillir plus d’entreprises étrangères et d’attirer des compétences plus profitables.
Bien sûr, les premiers secteurs économiques de Genève restent la banque et la finance ainsi que la traditionnelle horlogerie qui a toujours le vent en poupe, représentant environ 15 % du PIB du canton. « Pourtant, le vrai secteur en devenir, c’est la ‘cleantech’, explique Romain Duriez, directeur de la chambre France-Suisse pour le commerce et l’industrie, car lorsque le taux de chômage est faible, comme c’est le cas à Genève, on peut se concentrer sur des projets particulièrement pointus. » Parmi les expertises genevoises en matière de technologies vertes, l’isolation, la construction en bois de haute technologie et l’éco-construction arrivent en tête. Par exemple, les architectes du nouveau refuge du Goûter de Chamonix, en autonomie énergétique complète, appartiennent au Groupe H, à la fois basé à Genève et Paris. Cette excellence se manifeste aussi dans le développement de nombreux clusters : « Cleantech Alps » pour les énergies vertes, « Bioalps » pour la biotechnologie ou encore « AlpCity » pour la communication et l’informatique.
Cap vers la suisse alémanique
« Genève, en raison de sa proximité culturelle, est la porte d’entrée traditionnelle pour les entreprises françaises qui s’implantent en Suisse », explique Romain Duriez. Cependant, c’est la Suisse alémanique qui représente aujourd’hui les deux tiers de l’économie helvétique. Or, si la France, troisième partenaire commercial du pays, possède 25 % de parts de marché en Suisse romande – qui ne représente qu’à peine deux millions sur les huit que compte le pays –, son poids est bien moindre en Suisse alémanique, 7 % à peine. « Nous poussons donc les entreprises françaises vers cette partie du pays qui constitue un bon relais de croissance. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de grosses entreprises comme PSA et Danone viennent de déplacer leur siège suisse de Genève vers Zurich », souligne Romain Duriez. Reste la barrière de la langue, un écueil pour bien des PME françaises. « Pourtant, les Français ont les moyens de s’y imposer, notamment dans les domaines de l’agroalimentaire, de l’énergie et de l’aéronautique », conclut Romain Duriez, en précisant, pour ce dernier secteur, qu’Airbus livre beaucoup de jets privés dont l’aménagement intérieur est fait en Suisse, à Bâle en particulier, avant d’être réexpédiés vers les pays du Golfe.
Deuxième pôle économique de Suisse, Bâle se tourne en effet vers des savoir-faire de pointe. Son atout majeur : l’industrie pharmaceutique et les sciences de la vie. « 40 000 personnes travaillent dans ce domaine, qui représente plus d’un tiers du PIB de la ville, explique Franz Saladin, directeur de la Handelskammer Basel. C’est le plus grand cluster d’Europe dans ce domaine et, en matière de productivité, sans doute l’un des plus importants du monde. » Pour la petite histoire, au XVIIe siècle, les huguenots ont apporté dans leurs valises des rubans de soie… qu’il fallait teindre. Au fil du temps, l’élaboration de ces couleurs s’est développée, puis le pas a été franchi de la chimie à la pharmacie, lorsque l’industrie textile a décliné vers le milieu du XXe siècle. « Aujourd’hui, Bâle est le siège de deux des cinq plus grands acteurs mondiaux : Roche et Novartis », continue Franz Saladin. Ces géants de l’industrie pharmaceutique font d’ailleurs construire deux méga campus, signés par les plus grands architectes, dont Frank Gehry et les Bâlois Herzog et de Meuron. « A partir de 2017, le campus Novartis devrait compter environ 10 000 employés et chercheurs, tandis que le campus de Roche devrait être achevé dès 2014 », conclut Franz Saladin.
Bâle, carrefour de l’innovation
L’université de Bâle, la plus ancienne de Suisse et fondée en 1460, joue un rôle essentiel dans cette expertise, avec la création, au début des années 70, du Biozentrum, centre de recherche pionnier permettant des synergies entre les différents départements liés aux sciences de la vie. « Les domaines annexes continuent de se multiplier, comme le droit des brevets ou des questions éthiques », explique Reto Caluori, directeur de la communication pour l’université. Ce centre permet aussi une meilleure communication entre hôpital et université. « Le Biozentrum va poursuivre sa transformation jusqu’en 2029 – pour un budget d’un milliard de francs suisses – afin d’en faire un cluster encore plus conséquent et d’en améliorer la compétitivité », poursuit Reto Caluori.
Depuis une quinzaine d’années, Bâle est devenue la ville de Suisse qui connaît la croissance la plus rapide et la plus importante. Grâce aux leaders pharmaceutiques bien sûr, mais aussi aux acteurs de l’économie créative. Ici prospèrent architectes, graphistes, créateurs, artistes… Et pour cause : pour moins de 200 000 habitants, on recense à Bâle près de 40 musées, tandis que chaque année depuis les années 70 l’ultra célèbre foire d’art contemporain Art Basel transforme la cité sur le Rhin en véritable scène mondaine et artistique. Au point qu’elle se démultiplie : la version américaine, Art Basel Miami, marche à plein depuis dix ans, tandis que l’édition hongkongaise a été lancée en mai 2013, avec le succès qu’on imagine.
Il faut dire que Bâle, malgré ses faux airs de ville de province et sa belle modestie, accueille des galeries mondialement reconnues et possède une force créative extraordinaire. Parmi les ruelles aux belles maisons patriciennes se glissent des constructions étonnantes et contemporaines, comme le tout nouveau centre d’expositions et de congrès, le Messe Basel, une immense tresse de métal formant un puits de lumière signée Herzog et De Meuron.
Énergie créative
Située entre l’Alsace et le Bade-Wurtemberg, Bâle attire elle aussi les employés frontaliers, 60 000 au total, français comme allemands. Sa situation géographique participe donc de l’atmosphère créative de la ville. Noeud géographique entre le Nord et le Sud, Bâle est aussi au coeur d’une voie tracée vers la mer du Nord. « Le port de Bâle s’est développé de manière moderne à partir des années 1830, alors que depuis le Moyen-Age, le Rhin n’était navigable que deux mois par an », raconte Urs Vogelbacher, porte-parole du port. Aujourd’hui, Rotterdam et Anvers ne sont qu’à trois jours de navigation, ce qui permet de traiter des hydrocarbures, mais aussi beaucoup de matières premières en vrac, notamment des céréales. « 60 % des bateaux qui arrivent du Nord sont remplis de containers vides afin d’assurer les exportations, très importantes en ce qui concerne les produits chimiques, pharmaceutiques et électroniques », explique Urs Vogelbacher, en précisant que le port de Bâle représente sept à huit millions de tonnes de trafic annuel et 10 à 15 % du commerce extérieur de la Suisse. Mais Bâle s’affirme aussi comme un port de croisières, ce qui lui confère un certain avantage touristique sur sa grande soeur Zurich, le poumon économique suisse.
« Zurich est loin devant les autres villes du pays, et c’est d’ailleurs pour cette raison que nos bureaux s’y sont installés en 2010 », explique Fabrice Lelouvier, directeur d’Ubifrance Suisse. Parmi les activités principales de la ville, les services occupent une place prépondérante : assurances, finance, informatique et grande distribution, avec des acteurs omniprésents tels que Migros. « Le tissu des PME est très compétitif et compte des leaders mondiaux dans différents secteurs d’activité, ce qui permet de conquérir des marchés lointains », souligne Fabrice Lelouvier. La Chine, par exemple, avec qui la Suisse vient de signer un accord de libre-échange.
Zurich ne chôme pas
Il est vrai qu’avec plus 20 % du PIB provenant de l’industrie, la Suisse reste encore l’un des pays les plus industrialisés au monde. Quant au Grand Zurich, qui constitue le canton le plus peuplé du pays avec environ un million d’habitants, il ne connaît pour ainsi dire pas le chômage. Le taux dans la région, oscillant entre 2,6 et 2,7 %, est encore plus faible que la moyenne nationale, située autour des 3 %. Un privilège qui attire les talents étrangers dans des domaines aussi divers que la banque, la santé ou l’éducation.
« Même si actuellement la croissance à Zurich est un peu moins forte que ces dernières années, il suffit de regarder autour de soi pour constater que la ville continue de se développer et que beaucoup de chantiers sont en cours », affirme le directeur d’Ubifrance. Symbole d’une densification de la population, la Prime Tower, inaugurée dans le quartier émergent de ZüriWest en 2011, est actuellement la plus haute tour du pays. Ce quartier qui, il y a quinze ans, n’était encore qu’une friche industrielle dont le seul signe de gentrification est longtemps resté le magasin de sacs recyclés Freitag, est aujourd’hui une zone mixte où se côtoient boutiques branchées, bars chics, hôtels créatifs, espaces de bureaux et centres de recherche et développement. Bientôt, une école d’arts graphiques devrait y être transférée, apportant avec elle 5 000 étudiants, alors que le Technopark accueille déjà de nombreux incubateurs facilitant les transferts de connaissances entre le monde de la recherche et celui de l’entreprise.
Ces friches industrielles transformées en zones d’habitation, de travail et de loisirs deviennent une vraie spécialité zurichoise, qui s’offre ainsi une expansion autant géographique qu’économique. Parmi les développements actuels, on compte le tunnel sous la gare, qui permettra aux trains de rejoindre l’Allemagne et la région du lac de Constance sans détour, mais surtout le grand projet d’Europa Allee dans l’ancienne zone de tri postal attenante à la gare, et qui devrait aboutir d’ici 2019.
« Le Grand Zurich est la locomotive de la Suisse grâce à un grand nombre d’entreprises internationales, à la diversité des secteurs et à la stabilité économique et sociale, mais aussi grâce à son infrastructure ultra moderne », explique Sonja Wollkopf Walt, directrice générale de l’agence de promotion économique Greater Zurich Area. C’est dans cette région qu’est généré plus de 50 % du PIB national. « Et si la technologie de pointe, les cleantechs, les sciences de la vie, la technologie médicale, la mécanique de pointe et les technologies de l’information attirent de plus en plus de nouveaux Zurichois venant chercher des emplois bien rémunérés, la qualité de vie reste un atout essentiel. « Depuis plus de dix ans, Zurich rivalise avec Vienne dans le classement “Mercer Quality of Living Survey », oscillant entre la première et la deuxième place mondiale, conclut Sonja Wollkopf Walt. Ici, moins d’un foyer sur deux possède une voiture. Cela explique sans doute cette petite note d’herbe coupée et de montagnes qui flotte partout dans l’air…