A quel point l’Américain domine-t-il réellement le marché hexagonal du commerce électronique ? Par quels leviers renforce-t-il son avance ? Enquête.
Personne ne sait exactement combien Amazon, stéréotype du géant du Web qui ne communique jamais ses chiffres par pays, enregistre de ventes ou expédie de colis dans l’Hexagone. Toutefois, son emprise sur l’e-commerce français se resserre d’année en année.
Le premier signe qui le révèle est son audience. Entre fin 2008 et fin 2015, Amazon a plus que doublé le nombre de ses visiteurs uniques (VU), selon Médiamétrie, passant de 10 à 21 millions par mois. L’audience totale des sites marchands n’a pour sa part progressé que de 29% pour finir l’année dernière à 34 millions de VU. Amazon en représente donc 62%, contre 38% il y a sept ans. Parmi les leaders du secteur, seul Leboncoin a enregistré une hausse plus marquée encore, multipliant son audience par 2,4. Fnac.com n’a progressé que de 41%, Carrefour de 36% et Cdiscount de 26%, tandis qu’eBay et Priceminister perdaient quasiment la moitié de leur trafic.
Il est intéressant aussi de comparer la progression de l’audience d’Amazon.fr à celle du chiffre d’affaires de l’e-commerce français. De façon très naturelle pour un secteur qui arrive à maturité, la croissance du marché diminue d’année en année. Or à en juger par son audience, Amazon progresse plus vite que l’e-commerce hexagonal (+14% en 2015 selon la Fevad). Et donc renforce son poids par rapport aux autres acteurs, surtout en considérant la dilution de la croissance du secteur, avec un nombre de sites marchands qui augmente plus rapidement (+16%) que le marché. Amazon et le drive tirant nettement la croissance de l’e-commerce, il en reste finalement très peu pour les autres acteurs… et leur écart avec le leader ne fait que se creuser.
En outre, comme la fréquence d’achat des cyberacheteurs augmente d’année en année (+13% en 2015), et plus encore chez Amazon grâce à son programme de livraisons illimitées “Premium”, le prisme des visiteurs uniques minimise en réalité la hausse des achats sur sa plateforme. Autrement dit, le phénomène est sans doute plus accentué encore que ne le suggèrent ces graphiques.
Sur le mobile, la domination d’Amazon est encore plus incontestable. L’offre la plus large du marché, le paiement one-click et le réflexe “zéro tracas” d’un service client souvent considéré comme irréprochable achèvent de forger la prime au leader que les petits écrans décernent à Amazon. Son audience d’environ 7,5 millions de VU, sur smartphone comme sur tablette, vaut plus de deux fois celle de Cdiscount, son premier poursuivant.
Difficile toutefois de se risquer à pronostiquer le montant des ventes d’Amazon en France. Disons seulement que, selon nos estimations, son volume d’affaires s’établissait en 2014 entre 3 et 4 milliards d’euros, en englobant les ventes de la marketplace. Si l’on admet que celle-ci représentait à l’époque 40% à 45% des ventes du site, on aboutit, en réinjectant la commission d’Amazon, à 1,8 à 2,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2014.
Mais comment Amazon s’y prend-t-il pour consolider sa suprématie chaque année davantage ? Par des leviers dont le nombre et l’efficacité laissent rêveurs.
La base de la réussite : l’offre et le service
C’est bien connu, pour attirer les cyberacheteurs, il faut des prix. Or la stratégie prix d’Amazon est un modèle du genre. L’Américain n’est pas du tout le moins cher, mais fait tout pour en avoir l’air. Comment ? En se positionnant avantageusement sur les produits les plus recherchés mais en ménageant ses marges sur les autres articles, tout en ajustant ses prix jusqu’à plusieurs fois par jour en fonction de la concurrence. De cette façon, Amazon conserve cette apparence de forte compétitivité sans que cela ne lui coûte.
Autre argument de taille : la largeur d’offre que lui apporte sa marketplace. En janvier 2016, le site indiquait avoir franchi les 200 millions de références disponibles. A titre de comparaison, Cdiscount revendiquait 10 millions d’offres mi-2014 et Fnac.com20 millions en septembre 2015. Au niveau mondial, au quatrième trimestre 2015, 47% des produits vendus sur Amazon étaient commercialisés par des vendeurs tiers. En France, où le JDN estimait à plus de 20 000 le nombre de vendeurs (français et étrangers) présents sur Amazon.fr il y a un an, cette proportion n’est sans doute qu’à peine plus basse.
Une forte pression pour passer les vendeurs sous l’offre “Expédié par Amazon”
De plus, pour garantir un haut niveau de service sur sa place de marché autant que pour s’assurer un complément de revenu, Amazon fait plus que jamais pression sur ses vendeurs pour qu’ils lui confient leurs stocks et leurs expéditions dans le cadre de son offre Fulfillment by Amazon (FBA, en France Expédié par Amazon). “Aux Etats-Unis comme ici, ils ferment de plus en plus de comptes vendeurs au prétexte de leur qualité de service, afin de les pousser vers FBA, souligne Stéphane Jauffret, PDG du gestionnaire de flux Sellermania. Depuis un an et demi, leur sévérité a redoublé”.
Et cela fonctionne. L’attention de chaque instant portée au service client est tellement présente à l’esprit des consommateurs qu’ils viennent de rendre à Amazon son titre d’enseigne préférée des Français, devant Picard et Yves Rocher. Les investissements de l’e-commerçant en matière de logistique poursuivent le même objectif, la livraison demeurant selon toutes les études l’étape la plus décevante de l’expérience d’achat en ligne. Rappelons en particulier qu’Amazon a récemment finalisé le rachat de Colis Privé, dont il avait acquis 25% fin 2014. Mais aussi que pour livrer les commandes toujours plus vite, il dispose en France de quatre entrepôts et créera cette année 500 postes permanents pour porter ses effectifs à 3 500 personnes. Depuis 2010, il a d’ailleurs investi pas moins de 16 milliards de dollars dans ses opérations et ses infrastructures en Europe. Enfin, il teste actuellement de nouveaux modes de livraison, comme les Lockers qui essaiment çà et là dans les centres commerciaux. Autant dire que ses ambitions en matière de logistique se vérifient parfaitement dans l’Hexagone.
L’arme ultime : Amazon Premium
Le dernier levier par lequel Amazon conforte sa suprématie est l’un de ceux qui fait aussi le plus peur à ses concurrents : Amazon Premium (Prime aux Etats-Unis). En proposant à ses clients de verser 49 euros par an puis de ne plus débourser un centime pour se faire livrer en un jour ouvré, Amazon les incite à ne plus mettre les pieds sur d’autres sites marchands où ils devront payer des frais de port. Résultat, ces clients dépensent plus encore que les autres sur sa plateforme. Aux Etats-Unis, les membres du programme lui ont en moyenne laissé 1 100 dollars en 2015, contre 600 dollars pour les clients non abonnés, selon Consumer Intelligence Research Partners.
2,5 millions d’abonnés Premium en France ?
L’Américain ne communique le nombre des membres Prime ni dans le monde, ni aux Etats-Unis, ni en France. Mais selon nos sources, il s’établit actuellement aux alentours de 2,5 millions de clients dans l’Hexagone. Mieux, l’e-commerçant se serait fixé d’atteindre 4 millions fin 2016. Un objectif ambitieux, certes, mais les moyens engagés sont à la hauteur. La campagne TV en ce moment sur les écrans pour promouvoir le programme lui aurait coûté 10 millions d’euros nets, donc plus de 20 millions bruts. Amazon vient aussi de lancer une offre jeunes, qui accorde une remise de 50% aux 18-24 ans la première année de leur abonnement. Et plus largement, relevé à 99 dollars aux Etats-Unis il y a deux ans, Premium conserve ici son prix d’appel.
Tout laisse donc penser qu’Amazon voit dans Premium l’arme grâce à laquelle il va rattraper son “retard” français, puisqu’en dépit de tout cela, il reste moins dominant dans l’Hexagone qu’au Royaume-Uni et en Allemagne.
La réaction de Cdiscount, plus gros e-commerçant de France derrière Amazon avec 1,74 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2015 et 2,71 milliards de volume d’affaires, est d’ailleurs édifiante. “Cdiscount redouble d’initiatives, explique Stéphane Jauffret chez Sellermania, le gestionnaire de catalogues pour e-marchands. Cdiscount à Volonté sur le modèle de Premium, Clogistique sur celui de FBA et maintenant Pôle Position sur le modèle d’Amazon Sponsored Products, le successeur d’Amazon Product Ads. Même leur politique de sévérité envers les marchands semble s’inspirer directement de celle d’Amazon.” L’imitation est la forme de flatterie la plus sincère, paraît-il. Si Cdiscount a les reins suffisamment solides pour tenter de ne pas se faire distancer, une majorité d’e-commerçants français a en revanche de quoi se faire des cheveux blancs. Se battre contre un mastodonte de 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires ne sera pas à la portée de tous.
Avec Journal du Net