Sur les 252 partis créés depuis 2011, quatre seulement se sont à ce jour pliés à la loi sur le financement de la vie politique. Pendant que la plupart des autres tirent le diable par la queue. État des lieux.
D’une élection à l’autre, la question de l’identification des sources de financement des partis politiques tunisiens est régulièrement soulevée par la société civile, mais bute sur une omerta générale et persistante malgré les engagements pris par certains d’entre eux en matière de transparence. Les municipales de novembre 2017 ont donc tout naturellement relancé le sujet.
Sur les 252 partis créés depuis 2011, quatre seulement – Nidaa Tounes, Ennahdha, le Courant démocratique et Afek Tounes – se sont pliés à la loi et ont soumis leurs rapports financiers à la Cour des comptes, chargée de les examiner.
Ennahdha a même fait mieux en annonçant publiquement un budget 2017 de 5,8 millions de dinars (environ 2,4 millions d’euros), soit 6 % de mieux qu’en 2016. Une hausse révélatrice de la cote de popularité et du sens de la discipline de la formation islamiste. Les membres du conseil de la Choura, qui gèrent le mouvement, assurent que les caisses sont alimentées par des donations et par les cotisations de quelque 1 million d’adhérents, lesquels lui reversent entre 5 % et 10 % de leurs revenus.
Le jeu de la roulette
Sans oublier le produit des projets lucratifs dans lesquels Ennahdha a investi, sans qu’aucun responsable veuille en préciser la nature. Ali Bouraoui, membre du bureau politique, se contente de préciser qu’« il n’y a pas de financement étranger », mais laisse entendre que certains hommes d’affaires non encartés y ont également été de leur obole.
Pour les événements exceptionnels, le procédé est le même. Le député Abdellatif Mekki confirme ainsi que le 10e congrès du parti, en mai 2016, qui a coûté 9 millions de dinars, « a été entièrement financé par les donations des adhérents ».
Une manne généreuse que leur envient leurs pairs, qui pensaient assurer durablement leur assise financière à la faveur de la refonte du paysage politique en 2011. Année qui a été une véritable exception, avec un élan sincère des militants et des donateurs. Beaucoup d’hommes d’affaires avaient misé sur les partis jouissant d’une légitimité historique, ventilant leurs apports entre le Parti démocrate progressiste (PDP) – actuel Al-Joumhouri –, Ettakatol et Al-Massar, à hauteur respectivement de 50 %, 30 % et 20 %.
À défaut d’une offre politique solide, ils ont parié un peu sur tous, comme un joueur de roulette sans martingale. Au cas où. À la veille de l’élection de la Constituante, certains chefs d’entreprise ont affiché leur préférence, comme Nacer Chakroun, patron de GlobalNet, qui a soutenu le candidat à la présidence de la transition, Moncef Marzouki, et son parti, le Congrès pour la République (CPR).
Fonds contre promesses
Mais les élections de 2014 ont démontré que le système de la roulette est devenu pratiquement structurel, notamment en période électorale. Roulette qui ne doit rien au hasard dans un régime partidaire. Aux termes de l’article 89 de la Constitution adoptée au début de 2014, « après la proclamation des résultats définitifs des élections, le président de la République charge le candidat du parti politique ou de la coalition électorale ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée des représentants du peuple de former le gouvernement ».
Dès lors qu’il s’agit d’une coalition, être proche de tel ou tel ministrable a valeur de calcul stratégique. On « arrose » large pour avoir un maximum de chances d’être dans les petits papiers du pouvoir, quelle que soit sa composition, dans l’attente d’un retour sur investissement, voire d’un poste ou d’un siège de député.
Certains hommes d’affaires mettent la main à la poche pour faire oublier leur passé, d’autres par conviction idéologique, et finissent parfois par être élus, comme Mohamed Frikha (Ennahdha) et Moncef Sellami ou Ridha Charfeddine (Nidaa Tounes). Mais c’est d’abord le pragmatisme qui prévaut, du moins pour ces deux derniers grands partis, qui font de leur financement une opération éminemment politique.
Les fonds sont collectés en échange de promesses, comme la réconciliation nationale, également portée par Ennahdha, ou la lutte contre l’islamisme, deux thèmes sur lesquels s’était engagé le chef de l’État, Béji Caïd Essebsi, lors des législatives et de la présidentielle de 2014.
En période électorale, les partis draguent les donateurs lors de réunions en petit cercle très discrètes
Pour les partis de moindre envergure, les donateurs sont généralement un cercle d’amis qui leur octroient 10 % d’une enveloppe dont l’essentiel est destiné à l’une ou l’autre des grandes formations. « En période électorale, les partis font dans une sorte de Tupperware politique ; ils draguent les donateurs lors de réunions en petit cercle très discrètes », commente un proche d’Ahmed Nejib Chebbi, tandis que les spécialistes en communication estiment qu’il faut au minimum 1 million de dinars pour mener une campagne présidentielle.
Mais, hors période électorale, les partis peinent à joindre les deux bouts, sauf Ennahdha. Pour Nidaa Tounes, qui se prévalait de 2 millions de dinars de budget en 2013, les sources initiales se sont taries après l’éclatement du parti, au point que les fonds apportés par l’homme d’affaires controversé Chafik Jerraya sont les bienvenus.
Afek Tounes, qui affiche pour 2015 près de 495 000 dinars entre adhésions, subventions et dons, et le Front populaire tirent leur épingle du jeu grâce à la préservation de leur volume d’adhérents, tandis que l’Union patriotique libre (UPL) profite des subsides apportés par son fondateur, Slim Riahi.
Les autres partis vivotent, l’apport des cotisations, de 5 ou 10 dinars, étant insuffisant, mais ils comptent sur de nouveaux adhérents, notamment des transfuges venus d’autres formations.
Dans ce paysage en quête de stabilité et de transparence, l’argent est toujours le nerf de la guerre, si bien qu’une nouvelle approche s’est imposée, offrant aux partis une solution alternative qui n’en reste pas moins douteuse, celle des militants donateurs, une sorte de professionnels régionaux de la politique. Ils négocient leur capacité à organiser des réunions et se présentent comme des intermédiaires efficaces et opérationnels à même de susciter une forte mobilisation dans une région.
Les militants donateurs se considèrent comme des actionnaires du parti
À ce titre, ces militants donateurs règlent de leur poche les frais inhérents à leur activité partisane : logistique, loyers, réservation des salles ou moyens de transport, qu’ils surfacturent ensuite au parti, lequel n’a aucun moyen de vérifier le montant réel des dépenses. Ce financement direct qui échappe à tout contrôle peut conduire à des dérives. « Quand un dirigeant est de passage, ces militants donateurs attirent des personnes à des réunions en leur offrant un sandwich ou les emmènent en excursion… à de grands meetings.
Le parti a ainsi l’impression d’avoir un poids local et de compter des sympathisants, mais on retrouvera ces mêmes personnes à d’autres rencontres tenues par d’autres formations », explique Aziz Bouthour, un militant du Front populaire à Jemna (Centre), lequel observe qu’ailleurs dans le monde ce sont les cellules régionales qui financent la centrale et non le contraire.
Ainsi, hors élections, où les centrales des partis gèrent leur budget directement, les sections sont financées par ces militants donateurs, qui imposent leurs diktats sans que les directions puissent agir. « Ils se considèrent comme des actionnaires du parti, ils estiment avoir “une part dans la patente” et, selon la manière dont le parti les traite, ils peuvent être à l’origine d’une migration de militants vers d’autres formations », conclut Bouthour. Une mentalité qui risque de fausser la donne lors des prochaines municipales.
Les mesures prises par le tribunal administratif par rapport aux partis contrevenants à la loi tout comme le guide de procédure et l’application informatique mis en place par la Cour de comptes sont restés sans effet. Les rapports financiers n’ont pas été présentés, et les comptes de campagne n’ont pas été apurés. La société civile, dont l’ONG I Watch, dénonce les manquements et s’interroge. Faut-il réfléchir à un financement public des partis ? Sur quel modèle ? N’est-ce pas trop tard, dans la mesure où les petites formations sont moribondes depuis les élections de 2014 ? Sur quelles bases pourrait se faire un financement public ? Le nombre de militants ? La tenue d’un congrès ? Comment être équitable avec 252 partis ? Ceux qui siègent à l’ARP et les coalitions électorales ne seront-ils pas avantagés ? Le débat est ouvert.
CE QUE LE LÉGISLATEUR DIT
Le décret-loi no 87 du 24 septembre 2011 régissant les partis politiques plafonne les cotisations et les dons des personnes physiques à respectivement 1 200 et 60 000 dinars (environ 24 600 euros) par an. Il dispose que « chaque parti doit publier ses rapports financiers dans l’un des quotidiens tunisiens ou sur son site internet » et les présenter à la Cour des comptes. Toute forme de financement étranger est interdite.
Pourtant, le Qatar a été fortement soupçonné d’avoir financé les campagnes électorales d’Ennahdha et du Congrès pour la République (CPR) en 2011, mais la Banque centrale de Tunisie (BCT) n’a rien relevé en ce sens. Seule la Pétition populaire, parti de Hachemi el-Hamdi, a été épinglée en 2011, mais sans conséquence.
Certains pointent du doigt les associations, parfois satellites de partis, qui échappent à tout contrôle des institutions financières et peuvent recevoir des donations de l’étranger. Pour les campagnes électorales, une subvention publique est allouée aux partis, qui doivent la restituer en cas d’échec. Les dépenses autorisées pour les campagnes législatives ne doivent pas excéder cinq fois ce montant alloué.
Pour les législatives de 2014, 12 millions de dinars ont ainsi été distribués et répartis entre 1 300 listes, une somme dérisoire qui ne permet pas aux partis de faire face à leurs frais. Si bien que, lorsque Ennahdha a annoncé, en 2011, avoir dépensé 400 000 dinars pour sa campagne, personne n’y a cru… mais nul n’a jugé utile de lui demander des comptes.