Entre espace public et univers digital, entre la rue et la toile, l’histoire d’une domination par l’hyperexpérience.
Conquérir la toile comme on conquiert la rue. Depuis cinq ans, les marques de luxe ont changé d’optique. Investir les canaux digitaux et les sites d’e-commerce, nouvelles sources de relais, est aujourd’hui leur priorité. Les achats en ligne de produits de luxe ont augmenté quatre fois plus vite (27% par an) comparés aux ventes offline (7% par an) et représentaient en 2015 environ 7% des ventes (14 milliards d’euros sur 250 milliards d’euros) selon l’étude de McKinsey & Co., et elles devraient doubler d’ici à cinq ans et tripler d’ici à 2025 (70 milliards d’euros), faisant du marché de l’e-commerce le troisième en importance après la Chine et les US. Le signal fort de cette conquête du digital par le luxe est venu du recrutement de Ian Rodgers – grand spécialiste de la migration de l’industrie musicale vers le digital et créateur chez Apple de la première chaîne de radio online Beats 1 – au poste de digital chief officer du groupe LVMH.
Pour Jean-Christophe Babin, directeur général de la marque Bulgari: «Ce recrutement est un signal fort du groupe nous indiquant que les investissements doivent aller dans cette direction. En Italie, chez Bulgari, nous avons 5 collaborateurs à plein temps qui travaillent à la création de contenus digitaux et d’images de marque spécifiques. Et des dizaines de millions sont investis chaque année sur les canaux digitaux pour marquer notre présence.»
Le luxe ne se placarde plus
Alors que les années 1980 à 2000 avaient vu les enseignes de luxe conquérir les espaces gigantesques des centres commerciaux à l’américaine, les années 2000 voyaient ces mêmes griffes réinvestir la rue, reprendre possession d’une visibilité immédiate, en construisant des «flagship stores» cathédrales signés par des architectes super-stars sur les artères les plus convoitées des capitales et monopoliser la ville de leurs panneaux publicitaires géants.
Aujourd’hui, le luxe ne se placarde plus. La transparence fiscale, la politique anticorruption chinoise et l’austérité économique européenne ont déplacé les habitudes. Le luxe se dévoile dans l’intime, se discute en privé, s’achète dans les dîners. A Hongkong, les «billboards» qui composaient il y a peu l’horizon urbain sont désertés par les marques de luxe.
Elles atteignent le client en l’invitant à partager une expérience en soirée, en très petit comité. Faut-il alors en conclure que le monde virtuel est sur le point d’avaler la puissance de l’image, sonnant la fin d’un espace public marqué par l’empire du luxe? Si l’interpénétration des deux mondes est toujours plus prégnante, la conquête des territoires «offline» et digitaux se singularise toujours plus.
Selon l’étude menée par le centre de recherche Customer Insight de l’Université de Saint-Gall sur mandat de l’association Leading Swiss Agencies, «la communication digitale est celle qui va le plus augmenter». Au cours des deux prochaines années, c’est le marketing mobile qui devrait prendre le plus d’importance selon 85% des 110 annonceurs interrogés, suivi des médias sociaux et des User Generated Content (60%).
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En queue de peloton (20%), la réalité virtuelle, encore peu reconnue comme vecteur d’images. Selon Marc-André Heller, directeur général de la filiale suisse de L’Oréal, «il y a une réelle appétence à l’innovation en Suisse. Et le secteur du luxe a une carte à jouer. L’application « Makeup Genius » en réalité augmentée que L’Oréal a dévelopée et qui permet à la femme de simuler sur son visage différents styles de maquillage est bluffante et cartonne auprès des consommatrices suisses. Mais dans cette course à l’image, il faut être les premiers, les plus disruptifs. L’expérience digitale est là. »
La réponse immédiate de l’e-commerce
La marque Bulgari a déjà testé le 100% digital pour relancer une collection. Pour Jean-Christophe Babin, CEO de la marque, «le lancement de la nouvelle collection de bijoux B. zero1 uniquement par le canal du digital en février dernier a été concluant. Plusieurs millions d’euros ont été investis dans cette campagne, mais la réponse a été immédiate, en trois mois nous avons enregistré une forte croissance à deux chiffres des ventes de cette collection.
Mais ce n’est pas la règle, le choix de ces lancements dépend du produit.» La marque horlogère Zenith, également dans le giron du groupe LVMH, a fait le choix d’investir son image sur le site d’e-commerce Mr Porter (site masculin de Net-à-Porter). Pour Aldo Magada, son directeur général: «Le retail offline est un métier, le web également. Créer du trafic sur internet est aussi très compliqué. A mes yeux, il était important que la marque Zenith s’appuie sur un très bon «détaillant» du web.
Et la puissance du canal est phénoménale. Sur le site Mr Porter, la marque comptabilise plus de fréquentation en un mois que dans toutes ses boutiques par an!» Mais se balader sur le web et faire le pas d’acheter un produit de luxe pour plusieurs milliers de francs est-il un achat spontané ou passablement mûri offline? D’après l’étude McKinsey & Co., des cinq points d’influence clés, le magasin offline urbain reste le point de contact et de pénétration numéro un en termes d’impact de vente des produits de luxe. L’expérience en magasin reste donc un défi pour les marques de luxe.
Comment dès lors atteindre le Graal – la place de numéro 1 du «Global RepTrak 100», ce classement des 100 marques les plus connues dans le monde – et déployer ses armes de visibilité et donc de puissance, quand le monde se partage désormais entre la rue et le virtuel? Briller par ses produits, ses services, la gouvernance et l’innovation.
C’est le cas de Rolex, que l’édition 2016 vient de placer au sommet du classement, devant Walt Disney Co., Google, BMW Group, Daimler, Lego, Microsoft, Canon, Sony et Apple dans le club très convoité des 10 meilleures du monde. «Cette notoriété est un rêve pour toute marque de luxe, raconte Jean-Christophe Babin. La réputation d’une marque est la résultante d’un travail constant sur le contenu et d’actions cohérentes qui s’accumulent sur des décennies. C’est une discipline. Il faut un juste équilibre entre la disruption et le classique.»
Investir l’art, les enchères et l’histoire: la clé de la puissance offline
Si la puissance de l’image d’une marque se mesure désormais sur le web, l’élaboration d’un contenu, la profondeur du message, l’expérience du vécu émotionnel peinent à s’y construire. Le consommateur a encore besoin d’être confronté au réel, à la notion de durée qui s’inscrit dans le produit manufacturé, alors même que la notion de temps s’efface sur le digital, que l’éphémère empêche la notion même d’histoire de se créer.
Cette valeur chronologique, cette mémoire, la marque de luxe va s’y adosser. Et chercher dans l’espace public sa symbolique, y graver sa puissance. Le mécénat des marques de luxe dans la restauration de monuments historiques y est directement lié: la fontaine de Trevi à Rome restaurée par Fendi, le Colisée par Tod’s, et plus récemment, la place d’Espagne par Bulgari.
Son CEO n’a pas hésité à investir 1,5 million d’euros pour restaurer la place et y garantir ainsi une puissante visibilité de la marque, fréquentée et photographiée chaque jour par des milliers de touristes: «C’est un partenariat public-privé avec les autorités municipales et nationales. La ville de Rome est profondément liée à la création artistique de Bulgari. La marque s’est toujours inspirée de son architecture pour façonner le style de ses bijoux. C’est notre façon de rendre à la ville ce qu’elle nous a donné. Quant à la place d’Espagne et son escalier, il y a un lien direct, notre fondateur l’empruntait tous les jours. Et c’est encore aujourd’hui le lieu le plus fréquenté par la population de Rome. Notre visibilité y est donc immense. Nous y avons organisé notre conférence de presse au début des travaux. La réouverture, même si l’escalier reste praticable, est prévue pour la fin de 2016.»
A Pékin, pour marquer son exposition sur CineCittà et le cinéma italien, Bulgari a fait ériger un serpent lumineux de plus 15m de haut, emblème de la marque, devant le mall le plus couru de la ville. Résultat, en deux mois, c’est l’objet qui a été le plus photographié de Pékin.
Mais c’est avec l’artque les marques de luxe peuvent édifier au mieux leur puissance. La Fondation Louis Vuitton, œuvre colossale de l’architecte star Frank Gehry à Paris ou la Fondation Cartier pour l’art contemporain – premier musée, il y a trente ans, à avoir associé le nom d’une marque de luxe et l’art dans l’espace public – sont deux ancrages surpuissants, preuve d’une profondeur de contenu et d’expérience qui va nourrir l’échange artistique, «ouvrant le dialogue avec un large public et offrant aux artistes et intellectuels une plate-forme de débat et de réflexion» pour Bernard Arnault, et de manière indirecte vient enrichir la réputation d’un groupe ou d’une marque.
Autre construction urbaine symbolique de cette puissance, l’architecture rentre en résonance étroite avec cette recherche de valorisation patrimoniale. Déjà matérialisée par la construction du Rolex Learning Center, cœur culturel et bibliothèque de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, la marque à la couronne, dominant depuis 2002 le mentorat architectural, soutient depuis deux ans et jusqu’en 2018 la Biennale de l’architecture de Venise, rendez-vous mondialement respecté.
Un pavillon, marqueur de l’importance de son partenariat édifié aux couleurs de Rolex, accueille les visiteurs à l’entrée des jardins. Prochaine grande élaboration en vue et réification de cette puissance, le monumental building Rolex à Dallas, conçu par l’un des plus brillants architectes du XXIe siècle, Kengo Kuma.
Si la monopolisation de l’image se transcrit par la multiplication des messages via les réseaux sociaux, la réputation se joue sur la durée. Le marché des ventes aux enchères et l’envolée des adjudications incarnent une autre valeur patrimoniale recherchée. Si certaines marques de luxe, Rolex et Patek Philippe en tête, sont des habituées des records, l’entrée sur le marché des enchères de marque comme TAG Heuer – dont la Heuer Carrera en or offerte au pilote Ronnie Peterson en 1972 adjugée 225 000 fr. chez Sotheby’s le 15 mai dernier – est la preuve que la reconquête d’une marque ne peut uniquement se dérouler sur le terrain du digital.
avec bilan