Faute d’avoir grand-chose de concret à célébrer, les partisans du Brexit ont fait du retour au passeport britannique bleu sombre le symbole de la reconquête de la souveraineté.
Fini l’odieux passeport bordeaux, emblème de la soumission à l’Union européenne (UE). Le Royaume-Uni va enfin pouvoir décider seul de la couleur de cette pièce. Ce sera bleu, comme autrefois. « Le passeport britannique est une expression de notre indépendance et de notre souveraineté, avait tweeté la première ministre Theresa May en décembre 2017. Un symbole de l’appartenance à une nation fière et grande. C’est pourquoi nous avons annoncé que le célèbre passeport bleu serait de retour après notre départ de l’UE en 2019. »
Sauf que le nouveau passeport bleu va être fabriqué par une entreprise étrangère. Française qui plus est, a-t-il été annoncé, mercredi 21 mars. Gemalto, fabricant de cartes à puces coté aux Pays-Bas, a remporté le marché, estimé à 490 millions de livres sterling (562 millions d’euros), à la suite d’un appel d’offres européen lancé par le ministère britannique de l’intérieur. Cette société, en passe d’être rachetée par le groupe français d’électronique et de défense Thales, s’est montrée moins onéreuse que sa concurrente britannique, Delarue.
« L’icône de l’identité britannique va être fabriquée en France », s’est étranglé Martin Sutherland, patron de Delarue au micro de la BBC. Il a invité Theresa May à venir expliquer elle-même sa décision à ses salariés.
Une ironie « inouïe »
Pour Theresa May, qui comptait sur sa fermeté face à Moscou et sur l’obtention d’une « période de transition » sur le Brexit lors du sommet de l’UE à Bruxelles, jeudi 22 et vendredi 23 mars, pour se refaire une santé politique, la coïncidence est fâcheuse.
Outre-Manche, le succès français sur le « passeport bleu » déchaîne les passions. Bill Cash, député conservateur europhobe, trouve la décision « pour le moins incongrue » tandis que Priti Patel, ancienne ministre, la trouve « scandaleuse et absurde ». Chez les proeuropéens, on sourit presque. « L’ironie est inouïe », commente Eloise Todd, qui dirige la campagne anti-Brexit « Best for Britain ». Le Parti libéral démocrate, qui réclame un nouveau référendum contre le Brexit, estime que « la saga du passeport bleu tourne à la farce ».
Le ministère britannique de l’intérieur, lui, justifie son choix opéré à l’issue d’« une compétition juste et ouverte destinée à s’assurer que le nouveau contrat fournit un produit sûr et de haute qualité et offre aux clients le meilleur rapport qualité-prix ». Le nouveau contrat passé avec Gemalto, d’une durée de onze ans et demi, devrait faire économiser 120 millions de livres (137 millions d’euros) au contribuable par rapport l’offre faite par Delarue. Situés au Royaume-Uni, les centres de production de Gemalto de Fareham et Heywood devraient créer 70 emplois, a ajouté le ministère.
Les appels d’offres européens continueront
L’affaire met en lumière les contradictions et les incohérences des « brexiters ». Ultralibéraux, champions du libre-échange et partisan d’une « Grande-Bretagne mondiale » à l’économie ouverte sur la planète, ils réclament aujourd’hui le rapatriement du « passeport bleu ».
Liant ce dernier au Brexit, ils accréditent l’idée dans l’opinion que l’UE impose la couleur des passeports, ce qui est faux. Enfin, ils font croire que le Brexit va permettre de renationaliser la fabrication de ces documents en libérant le pays de la tyrannie des appels d’offres européens. « L’un des avantages de quitter l’UE est que nous pourrons contrôler nos propres règles de passation des marchés », a ainsi déclaré le ministre de la culture, Matthew Hancock.
Or, tout porte à croire que les appels d’offres européens continueront d’être la règle après la « période de transition » qui doit s’achever à la fin de 2020. Le Royaume-Uni, grand exportateur de services, devra en accepter le principe s’il veut accéder au marché unique de l’UE après le Brexit. La seule solution pour éviter la mise en concurrence consiste à faire fabriquer les passeports, symboles de souveraineté, non par une société privée, mais par l’Etat lui-même, comme le fait la France, en confiant cette tâche à l’Imprimerie nationale.