Entretien avec Jacques Lecomte, docteur en psychologie, pour une leçon d’optimisme inspirante sur le management humaniste. L’auteur exprime toute fois un regret : celui de l’enseignement dans les écoles de commerce, centré sur les techniques de recherche de profit.
Sylvie Aghabachian : Votre livre « Les entreprises humanistes » se base sur la psychologie positive. De quoi s’agit-il exactement ?
Jacques Lecomte : La psychologie positive s’intéresse à ce qui fonctionne bien chez les individus, les groupes et les institutions. Je suis très sensible à ces trois niveaux de la psychologie positive. Il ne faut pas la réduire au niveau personnel.
Vous évoquez trois grandes sources du bonheur au travail. Quelles sont-elles ?
La première est d’avoir un métier qu’on aime, quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle. J’ai rencontré des ouvriers, par exemple, qui sont heureux de fabriquer de belles pièces pour leurs clients. Ils manifestent une vraie fierté professionnelle. Le deuxième élément est le relationnel au travail, avec les collègues d’où l’importance de la coopération, mais aussi avec les supérieurs hiérarchiques, lorsque ceux-ci manifestent de la confiance et de la bienveillance à l’égard de leur équipe. La troisième source est de se sentir utile à la société. Dans certaines enquêtes sur le bonheur au travail, les agriculteurs arrivent en tête car ils se sentent les premiers nécessaires sur terre. Les avocats d’affaires arrivent très loin après les infirmières et les travailleurs sociaux qui gagnent pourtant beaucoup moins. Cela démontre que le salaire et les primes ne sont pas les principales sources de motivation.
Vous bousculez de nombreuses idées reçues comme celle des primes qui n’auraient pas d’effet sur la motivation…
En psychologie, une théorie distingue la motivation intrinsèque, la plus solide et la plus durable et la motivation extrinsèque. Dans le monde du travail, cela s’exprime par l’opposition entre l’intérêt pour le travail lui-même et l’attrait envers la rémunération ou les avantages divers. Si on part de ce postulat, on pourrait dire aux patrons : « payez moins cher vos salariés, ils seront plus motivés. A contrario, plus vous augmentez les salaires, moins ils seront motivés. » Mais cela est bien plus complexe. Lorsqu’on propose un bon salaire au moment du recrutement, c’est une manière de marquer a priori la confiance sur les compétences mais aussi sur la motivation, l’implication et l’engagement. Cette confiance augmente la motivation intrinsèque. En revanche, les primes, qui représentent un donnant-donnant a posteriori, diminuent la motivation intrinsèque. Les seules situations où les primes augmentent la productivité concernent des métiers manuels basiques mais avec comme effet d’augmenter la quantité de travail tout en diminuant sensiblement la qualité.
Le leader charismatique serait aussi dépassé. C’est quoi un bon leader pour vous ?
Il existe beaucoup de théories du leadership élaborées par des universitaires, des sociologues, des professeurs de business school. J’en privilégie une, c’est la théorie du leader serviteur : servant leaderhip. U n leader serviteur a une grande ambition d’action sur le monde mais en même temps une grande modestie, presque une réserve parfois sur le plan personnel. C’est un paradoxe de ne pas manifester d’ambition d’action dans les relations humaines. Ces patrons donnent un maximum de place à leurs collaborateurs. Ces derniers sont mis en avant, se sentent très reconnus, responsabilisés. Toutes les études montrent que les équipes accompagnées par un leader serviteur sont très motivées.
Quel exemple de leader serviteur a-t-on en France ?
J’en ai rencontré plusieurs, dont Hubert de Boisredon, PDG d’Armor, une entreprise de cartouches d’imprimantes de 2 000 salariés. Selon lui, « un patron est comme un fil dans un collier de perles. Il rassemble les perles et ce n’est pas important qu’on le voie. Il a transformé son entreprise en groupe industriel à vocation écologique. A son arrivée, le dialogue social était inexistant, le contexte difficile. Des investisseurs anglo-saxons lui proposent de couper la branche morte (les cartouches recyclées) et de licencier 1000 salariés. Il refuse. Son credo : vendre des produits de haute qualité avec un avantage pour le client au niveau des tarifs. Il ne met pas en avant les primes à ses commerciaux mais le sentiment d’une utilité sociale pour le client et la planète. Lors de la crise de 2008, la branche des cartouches recyclables a permis à l’entreprise de bien fonctionner grâce à un attachement fondamental aux valeurs.
La personnalité du patron est donc essentielle. A quoi reconnaît-on qu’un patron est vraiment humaniste ?
Il y a deux aspects : le premier est la constance. La confiance met longtemps à se mettre en place. Et Les salariés observent leur patron pendant des années. Le deuxième point est le moment de crise. Dans un contexte de crise économique, le leader qui a développé du faux humanisme va revenir à des méthodes plus autoritaires et draconiennes. Et celui qui, dans un même contexte maintient le cap, ses valeurs et prend des risques, est crédible.
Quelle entreprise vous a marqué dans le maintien du rôle éthique dans un contexte de crise économique ?
Là encore, je pourrais citer plusieurs exemples. L’agence de communication événementielle Sargarmatha a vu la moitié de ses contrats s’annuler en 2008 alors que son carnet de commandes était plein. Elle s’est mise alors au service de ses clients sans licencier personne et a réduit tous les salaires. A partir de la rentrée 2009, les commandes ont explosé pour passer à 150 %.
La confiance, la coopération, la bienveillance ont un impact positif au sein du monde du travail et sur la rentabilité de l’entreprise. Pourquoi alors tant de difficultés à les généraliser en entreprise ?
Un problème de fond est l’enseignement dans les écoles de commerce. Depuis trente ans, il aborde deux discours : la théorie de l’homo œconomicus. Cette théorie est invalidée scientifiquement par les travaux en économie expérimentale : il existe une capacité à l’altruisme chez tout être humain. Le deuxième discours est lié au célèbre article de Milton Friedman publié dans le New York Times. Il écrit que la seule responsabilité sociale des entreprises est de faire du profit aux bénéfices des actionnaires. Tous les étudiants de business schools sont passés par ce double formatage et ils appliquent ce modèle dans le monde du travail. On a réduit la vision des élèves d’écoles de commerce à une perspective utilitariste dans leur fonction et négative sur le plan humain. Emmanuel Faber, numéro 1 de Danone, en parle dans son livre « Chemins de Traverse » . Formaté par ce double discours, il ne voulait pas entendre parler d’éthique dans l’entreprise. Aujourd’hui, il est l’un des premiers à vouloir changer les mentalités. Et dans les écoles qui dispensent un cursus en entrepreneuriat social, l’humanisme des entreprises a du succès. Les jeunes prennent conscience qu’ils peuvent devenir les serviteurs du monde au lieu des maîtres économiques du monde.
L’humanisme dans l’entreprise n’est-ce pas une façon pour les entreprises d’améliorer leur marque employeur ?
Ce problème est fondamental. Des consultants vendent la psychologie positive avec le discours suivant : « Rendez vos salariés heureux, ils seront plus productifs. » Pour moi, c’est une perversion absolue de la psychologie positive. Le bien-être des salariés est une finalité en soi. Elle n’est pas un moyen. Ce n’est pas en installant un baby-foot et des sièges colorés qu’on aura de meilleures conditions de travail. Il faut être cohérent sur la durée et dans des situations difficiles pour susciter de la confiance. Si la démarche est uniquement manipulatoire, les salariés ne rentreront pas dans la combine et le patron reviendra aux méthodes appliquées avant. C’est l’intention supposée chez le manager qui détermine les réactions des parties prenantes. D’où l’importance d’une vision d’authenticité, de valeur et de sincérité. Comment repenser la façon de travailler ? N’est-ce pas compliqué de transformer l’organisation de l’entreprise ? C’est une question de mentalités. Agir de manière humaniste mais avec un mode de pensée qui ne l’est pas, devient certes difficile. Mais ceux qui vivent spontanément l’humanisme n’éprouvent aucune difficulté à l’appliquer. Prenons l’exemple de la confiance, plus on la donne, plus les salariés se sentent dignes et fiers de cette confiance accordée. Si on fonctionne pendant des années dans des modèles de contrôle et de sécurité, on crée certains types de comportements chez les gens. Depuis vingt ans, on parle de Triple P, triple performance: profit, personnes, et planète. Il faut une performance sociale et environnementale pour servir le profit de l’entreprise. Les patrons avec qui j’ai discuté pensent le contraire. Pour eux, le profit est un moyen et pas une fin. Leurs entreprises sont très rentables mais ce n’est pas la rentabilité qu’ils visent prioritairement. C’est la coopération, la bienveillance et la confiance.
avec lesechos