Envisager la question sous le seul prisme de la place des religions dans l’entreprise n’est plus d’actualité. Il faut désormais aussi traiter la radicalisation de certains salariés.
Les attentats traumatisants de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, puis ceux du 13 novembre ont libéré la parole. “L’opinion est devenue plus sensible aux faits de radicalisation, note Olivier Hanne, auteur d’un livre sur le sujet. Ce qui restait auparavant entre les murs de l’entreprise sort sur la place publique.”
Tensions et conflits liés à des personnes se réclamant d’un islam radical éclatent ainsi au grand jour. Prosélytisme, refus de saluer les collègues de l’autre sexe, demandes de travailler avec des personnes de même religion, salle de prière improvisée, etc., ces situations se multiplient, même si elles restent minoritaires.
D’après une étude de l’Observatoire du fait religieux en entreprise, les cas conflictuels relatifs à la religion ont doublé en 2015 (6% des répondants affirmant y avoir été confrontés contre 3% en 2014). Les secteurs les plus exposés sont ceux qui emploient le plus de main-d’oeuvre peu qualifiée : l’agroalimentaire, le bâtiment, les transports, le nettoyage, la sécurité.
Selon le ministère de l’Intérieur, il y aurait en France entre 12.000 et 15.000 musulmans fondamentalistes proches de la mouvance salafiste. Les faits créant des troubles ne concernent donc qu’une minorité parmi les 4,1 millions de musulmans vivant en France (selon l’Institut national des études démographiques).
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REPÉRER LES COMPORTEMENTS À RISQUES
Demander un jour de congé pour une fête religieuse ou profiter d’une pause-déjeuner pour faire sa prière ne pose pas de problème. En revanche, refuser de serrer la main d’une collègue, comme cela arrive dans des sociétés de transport public, perturbe la cohésion du groupe et crée des tensions.
“Nous recevons régulièrement, par e-mail ou par téléphone, des témoignages de salariées en souffrance qui se sentent discriminées. C’est un problème”, dénonce Christophe Salmon, représentant de la CFDT à la RATP. Il se dit “inquiet” d’une montée de la radicalisation religieuse à la Régie, où certains chauffeurs évitent de prendre les commandes d’un bus auparavant conduit par une femme.
D’autres dérives sont plus insidieuses. Dans une étude interne de 2013, la société publique de transport bruxelloise (6.500 salariés) évoque «la pression exercée pendant le ramadan par certains musulmans pratiquants à l’encontre d’autres salariés musulmans non pratiquants.» Jean-Claude Mailly, le patron de Force ouvrière, s’est alarmé récemment de tentatives d’«entrisme communautariste» dans son organisation à la RATP, afin de faire passer certaines revendications, comme l’aménagement des horaires selon les heures de prière.
En vidéo : Pour tout savoir sur le ramadan, l’un des cinq piliers de l’islam, visionnez notre animation.
ISOLER LES CAS EXTRÊMES
Certaines déviances peuvent même menacer l’intégrité physique des usagers ou des clients. “Lorsque, dans un avion, la personne chargée d’avertir l’équipage en cas d’incident, de fuite de carburant ou d’incendie décide d’effectuer un détour pour ne pas être confronté à une présence féminine, cela pose un problème, car le temps perdu est susceptible de mettre en danger la vie de tous”, explique Véronique Damon, secrétaire générale du Syndicat national des pilotes d’Air France.
Dans le secteur de la sécurité, particulièrement scruté depuis les attentats de 2015, “le risque d’infiltration par de futurs terroristes est pris très au sérieux”, confie Michel Mathieu, le président de Securitas France. Fin novembre, la direction de son entreprise a donné ordre à ses managers de contrôler si leurs agents étaient toujours habilités à exercer leur métier.
En effet, l’autorisation préfectorale à laquelle les agents de sécurité privée sont soumis n’est renouvelée que tous les cinq ans. Un laps de temps suffisant pour se radicaliser. Ainsi, Augustin de Romanet, le PDG d’Aéroports de Paris, a récemment confirmé que 70 agents d’Orly et de Roissy (sur les 85.000 salariés travaillant dans les zones sécurisées) s’étaient vu retirer leur badge depuis les attentats de novembre, et cela pour “des comportements inquiétants”.
RÉAGIR PAR LE DIALOGUE
Dans la grande majorité des cas, ce n’est cependant pas la sécurité qui est en cause, mais la cohésion des équipes, l’organisation du travail et la relation avec les clients. Le manager de proximité est en première ligne. Or il n’est jamais formé pour réagir de manière appropriée à des comportements ou à des revendications à caractère religieux.
Pour éviter d’être dépassé, il faut d’abord connaître le cadre juridique. Dans une entreprise publique, le principe est celui de la neutralité attachée au respect de la laïcité. Alors que dans le secteur privé c’est celui de la liberté religieuse qui prévaut.
“Les limites à cette liberté sont exceptionnelles, rappelle Eric Rocheblave, avocat spécialisé dans le droit social. Et elles doivent être justifiées par la nature des tâches et proportionnées au but recherché par l’entreprise.” Si, par exemple, un manutentionnaire d’une PME du secteur de la logistique demande à son patron de ne pas manipuler des bouteilles d’alcool au nom de sa religion, ce dernier peut refuser car cela perturbe sensiblement l’organisation en reportant une partie du travail sur ses collègues.
Face à des comportements ou à des exigences qui semblent sortir du cadre, le manager ne doit pas rester isolé et laisser pourrir la situation. Dans un premier temps, il lui faut consulter son supérieur hiérarchique. “Le fait de croiser les regards et de prendre du recul est important pour qualifier les faits”, confirme Lylia Bouzar, chercheuse associée au cabinet Bouzar Expertises, spécialisé dans la gestion de la diversité culturelle.
S’agit-il de l’expression normale d’un culte ou d’un comportement créant un sérieux dysfonctionnement, voire une perturbation du vivre-ensemble? “Lorsqu’on refuse de saluer une femme, on se coupe d’une partie du collectif. La ligne jaune est franchie”, précise Lylia Bouzar.
Ensuite, le manager doit dialoguer avec le salarié en cause en lui rappelant les règles. “A la SNCF, les principes fondamentaux de neutralité et de laïcité sont inscrits dans les contrats de travail pour les nouveaux embauchés depuis 2013. S’ils ne sont pas respectés par la suite, ils doivent être explicités en entretien aux agents concernés”, rappelle Jean-Luc Dufournaud, directeur de l’Ethique au sein de l’établissement public. On conseillera aussi de s’appuyer sur un guide de bonnes pratiques publié par la CFDT en décembre dernier et intitulé Le Fait religieux en entreprise.
Quelle que soit la situation, la règle d’or est de ne jamais vous placer sur le terrain du religieux. Il ne vous appartient pas de vous prononcer sur le bien-fondé de l’observance du ramadan ou sur la légitimité du repas halal dans le milieu professionnel. Vous pouvez, en revanche, parler plutôt des conséquences concrètes pour l’entreprise. Ainsi, à une commerciale qui veut garder son voile devant les clients, contentez-vous d’expliquer que tout signe religieux ostentatoire est susceptible d’en faire fuir certains et qu’il est, à ce titre, préjudiciable à l’entreprise.
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PRENDRE DES SANCTIONS
Si le comportement gênant persiste après l’entretien, il va falloir sanctionner le salarié, voire le révoquer. En cas de blocage, en effet, l’employeur peut lancer une procédure de licenciement pour non-respect des obligations du contrat de travail. Mais, pour prendre une telle décision ou prononcer une mise à pied, le manager a besoin du soutien de sa direction.
“Le plus haut sommet de l’entreprise doit définir une ligne claire sur le sujet et tenir ses engagements. C’est un préalable à toute sortie de crise”, estime le consultant Guy Trolliet, spécialiste du fait religieux au travail. Jusqu’ici, la volonté de minimiser a prévalu, au prétexte qu’il ne fallait pas tomber dans l’islamophobie et stigmatiser des collaborateurs. Un principe louable qui semble aujourd’hui montrer ses limites.
Trois catégories de revendication musulmane dans l’entreprise
LES CAS CONFLICTUELS LIÉS AU FAIT RELIGIEUX ONT DOUBLÉ DANS LES ENTREPRISES EN 2015
Source: Observatoire du fait religieux en entreprise
“Au sein de l’entreprise, la radicalisation est désormais une réalité.
Olivier Hanne © DR
Elle demeure certes exceptionnelle, mais le contexte international pousse de plus en plus à ce genre de phénomène. L’entreprise a toujours été un lieu de mélange. Elle le restera à condition d’avoir des managers lucides et des directions attachées à ce vivre-ensemble.”
Olivier Hanne et Thierry Pouchol, auteurs et radicalisation dans le monde du travail, Bernard Giovanangeli éditeur.
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