Nous vivons dans des sociétés de plus en plus divisées, dans lesquelles les contrats sociaux qui nous lient s’effilochent. L’un des facteurs est la mondialisation, qui a intensifié les pressions concurrentielles. Une autre est la technologie, qui a augmenté les rendements de la main-d’œuvre hautement qualifiée et exacerbé les inégalités.
La technologie a également transformé notre conscience de ce qui se passe ailleurs dans le monde. Cela a changé notre façon de communiquer et de nous organiser, souvent de manière à nous diviser. En conséquence, la durabilité sociale, qui est la cohésion interne de la société et sa capacité à rester soudée au fil du temps, est menacée.
Comment pouvons-nous surmonter ces divisions ? Une partie de la réponse consiste à repenser les systèmes qui lient la société et qui s’occupent de ceux qui sont affectés par les changements structurels. Les sociétés ont toujours eu des mécanismes pour s’occuper des jeunes et des personnes âgées, pour répartir les revenus tout au long du cycle de vie et pour prendre en charge ceux qui sombrent dans les moments difficiles, avec le soutien de la famille, des organisations communautaires, du marché et de l’État.
La durabilité sociale sous pression
Ces systèmes sont soumis à de nouvelles pressions intenses. Le vieillissement signifie que le coût de la prise en charge des seniors a augmenté, à la fois en termes de pensions et de nouvelles technologies médicales qui prolongent la vie. Dans les économies plus spécialisées, les logements inabordables combinés à la nécessité d’un niveau d’éducation et de formation plus élevé signifient que l’adolescence se prolonge. Les jeunes dépendent encore plus longtemps du soutien familial. La technologie et l’automatisation détruisent et créent des emplois trop rapidement par rapport au temps d’adaptation nécessaire pour certains travailleurs.
Dans la plupart des pays, l’espace budgétaire pour faire face à ces problèmes a diminué à mesure que les niveaux d’endettement augmentaient et que de nombreux systèmes fiscaux devenaient moins progressifs. Dans le même temps, l’inégalité croissante au sein des sociétés et entre les générations a créé des tensions qui se matérialisent par un mécontentement politique et une montée du populisme.
Vers un nouveau contrat social
Pour rendre nos sociétés plus durables, nous devons repenser « l’État-providence » (ou le « filet de la sécurité sociale »). Nous devons restaurer la progressivité dans nos systèmes fiscaux. On peut dire que nous avons mal géré les conséquences sociales de la mondialisation et du changement technologique au cours des dernières décennies. Nous avons maintenant la possibilité de mettre en place un meilleur contrat social ; mais cela nécessite une recherche sérieuse et un débat public pour créer quelque chose de plus adapté aux exigences du 21e siècle. C’est précisément ce que nous entreprenons à la London School of Economics (LSE), sous la bannière de « Beveridge 2.0 ».
À l’ordre du jour
1. Lier l’âge de la retraite à l’espérance de vie. Ce serait une manière évidente d’élargir la population en âge de travailler et de réduire la pression sur les budgets gouvernementaux causée par la hausse de la demande de dépenses sociales. Des pays comme les Pays-Bas ont augmenté leur âge de retraite à 67 ans jusqu’en 2023, puis l’ont lié mécaniquement à l’espérance de vie à partir de 2024. Cela permettrait d’éviter de devoir adopter l’inéluctable ligne politique qui affirme qu’il est nécessaire d’augmenter l’âge de la retraite. Pour les pays en développement ayant une démographie plus favorable, lier l’âge de la retraite à l’espérance de vie le plus tôt possible entraînerait des retombées politiques minimales et dégagerait plus de temps pour ajuster les attentes.
2. Aider les travailleurs à s’adapter à l’automatisation grâce à des politiques actives du marché du travail. Les estimations varient, mais l’intelligence artificielle et l’automatisation affecteront probablement environ la moitié des emplois au cours des deux prochaines décennies. Il est frappant de constater que tous les emplois ont des aspects routiniers, répétitifs et propices à l’apprentissage automatique. La question clé est de savoir si les nouveaux emplois sont ceux dans lesquels les humains ont un avantage comparatif par rapport aux machines, ou s’ils nécessitent des compétences humainescomplémentaires. La seule certitude est que la plupart des travailleurs devront s’adapter. Leur capacité à travailler et à contribuer à la société dépendra de la réussite de cet ajustement.
Compte tenu des inévitables transitions économiques rapides que la mondialisation et la technologie apportent, peut-être devrions-nous adapter nos institutions du marché du travail ? La « flexicurité » , un modèle associé aux Pays-Bas et au Danemark, repose sur trois principes :
(1) des contrats du marché du travail très flexibles qui permettent aux employeurs de s’adapter rapidement ;
(2) une sécurité sociale généreuse qui soutient les travailleurs pendant les périodes de transition économique ;
(3) des politiques actives en matière de marché du travail, comme l’apprentissage tout au long de la vie pour aider les travailleurs à trouver de nouveaux emplois.
Dans un tel système, les syndicats doivent privilégier la sécurité de l’emploi dans son ensemble plutôt que la sécurité de l’emploi individuelle. Les employeurs doivent accepter que le prix de la flexibilité entraine une augmentation des taxes, pour payer une assurance chômage généreuse, une aide sociale et des politiques actives du marché du travail. Cela doit également s’accompagner d’un système bien développé d’éducation des adultes, de services de garde abordables et d’un financement public sérieux pour soutenir les travailleurs en transition.
Les politiques danoises actives en matière de marché du travail coûtent 1,7 % du PIB, soit plusieurs fois ce qui est dépensé dans la plupart des pays, mais elles ont généré l’un des taux de chômage les plus bas et l’une des sociétés les plus heureuses qui soient, selon des enquêtes internationales. Construire de telles institutions du marché du travail nécessite de fortes traditions de négociation collective et de coopération mais, étant donné les profonds changements du marché du travail que nous connaissons, il n’y a aucune raison que les pays ne puissent pas évoluer vers ce modèle de manière progressive.
Pourcentage d’activités professionnelles présentant un potentiel d’automatisation, par industrie
3. Faciliter le travail à temps partiel. Plus de travail à temps partiel pourrait commencer à changer la nature des emplois, pour refléter le fait que les aspects routiniers sont susceptibles d’être faits par des machines. Dans de nombreux pays, le travail à temps partiel a pris de l’importance, mais les politiques n’ont pas suivi. Un contre-exemple positif est celui des Pays-Bas, qui interdit la discrimination à l’encontre des travailleurs à temps partiel et ajuste les prestations de sécurité sociale et autres droits au prorata des heures. En conséquence, 76,6 % des femmes et 26,8 % des hommes aux Pays-Bas travaillent à temps partiel, contre environ 20 % en moyenne dans l’UE.
4. Rendre l’apprentissage tout au long de la vie réel. De nombreux pays parlent d’encourager l’apprentissage tout au long de la vie, mais très peu ont réussi. La suppression des limites d’âge pour l’accès aux prêts étudiants, comme l’ont fait des pays comme le Royaume-Uni et les États-Unis, est une mesure positive. Rendre les finances publiques disponibles pour l’accumulation de capital humain au cours d’une carrière est une autre option. Par exemple, Singapour expérimente la formule qui octroie à chaque citoyen de plus de 25 ans un bon d’une valeur annuelle de 500 dollars singapouriens (376 dollars américains) pouvant se cumuler et être utilisé pour faire une formation auprès de centaines de prestataires agréés.
5. Investir dans l’enseignement primaire et les interventions de santé préventives. Les politiciens parlent souvent de l’État qui offre « un coup de main pour repartir du bon pied », ou ce que les Canadiens appellent « passer d’un filet de sécurité à un trampoline ». Bon nombre des politiques les plus efficaces concernent l’enseignement primaire et les interventions préventives en matière de santé, qui réduisent finalement les dépenses d’aide sociale à long terme. Le défi consiste à s’assurer que les politiques sont rentables et que les politiciens allouent des ressources à des programmes qui seront rentables des décennies après leur élection.
6. Rétablir la progressivité dans les systèmes fiscaux. Il existe des preuves évidentes montrant une tendance à la baisse de la progressivité fiscale dans les pays de l’OCDE, en particulier au cours des années 1980 et 1990. Les réformes fiscales ont relevé les seuils d’exemption et abaissé les taux d’imposition des revenus particuliers les plus élevés, ce qui a imposé un fardeau fiscal plus lourd à la classe moyenne.
De même, les taux d’imposition des sociétés ont baissé en moyenne dans les pays de l’OCDE (de 32 % en moyenne à 25 % en 2015) et les taxes à la consommation ont augmenté (le taux moyen de TVA est passé de 18 % en 2000 à 19,2 % en 2015). Cela a eu des effets négatifs sur la cohésion sociale et la mobilité sociale.
Dans les pays plus inégalitaires, la capacité des enfants à faire mieux que leurs parents tend à être considérablement réduite. Restaurer la progressivité des systèmes fiscaux et permettre une plus grande mobilité sociale sont deux facteurs qui contribueront beaucoup à la guérison des divisions de la société.
Figure 1 : Courbe de Gatsby le Magnifique : inégalité des revenus et mobilité sociale
La figure 1 montre la relation entre l’inégalité et la mobilité sociale mesurée par l’élasticité intergénérationnelle du revenu (définie comme la variation en pourcentage des gains de la génération d’un enfant par rapport à celle de la génération de son parent).
7. Déplacer le débat public de « eux et nous » à « nous ». De nombreux États providence ont été conçus sur le principe que la plupart des gens touchent à peu près ce qu’ils ont versé. Nick Barr, de la LSE, soutient que l’État-providence est une tirelire-assurance mutuelle les trois quarts du cycle de vie, et un Robin des bois le quart restant, transférant les ressources des riches aux pauvres. John Hills, également de la LSE, l’a montré clairement pour le Royaume-Uni, où la plupart des gens sont plus bénéficiaires lorsqu’ils sont jeunes (sous forme d’éducation) et plus âgés (pensions et soins de santé) et contribuent davantage lorsqu’ils sont en âge de travailler (grâce aux impôts). Cela entraîne un équilibre sur toute une vie (voir la figure 2).
Figure 2 : Au Royaume-Uni, nous coûtons à l’État-providence à peu près ce que nous lui versons
Néanmoins, les débats politiques autour de l’État providence sont devenus plus axés sur le « eux et nous ». La droite affirme qu’il y a une majorité travailleuse qui paye et une minorité paresseuse qui détournent les fonds de l’État. La gauche utilise le langage des 1 % qui truquent le système et minimisent les transferts aux nécessiteux. L’« assistance sociale », qui consiste à aider les gens à réussir dans leur vie, est devenu un mot aux connotations profondément négatives. De plus, le contrat implicite entre les générations vole en éclats s’il existe de grandes différences dans la taille des générations et dans leur situation économique. Nous avons besoin d’un débat public sensé qui reconnaisse l’importance de l’assurance mutuelle, de la justice intergénérationnelle et de nos interdépendances mutuelles. Nous avons besoin d’une discussion axée sur le « nous ».
Rendre nos sociétés plus durables
Les problèmes liés à la durabilité des États-providence sont évidemment interconnectés.
Des investissements équitables dans la santé et l’éducation réduisent le besoin de redistribution plus tard dans la vie. Faciliter le travail à temps partiel et sa fiscalité prolonge la vie professionnelle et peut avoir des avantages positifs pour le bien-être. L’éducation et les changements de comportement peuvent augmenter l’espérance de vie à moindre coût pour les budgets de santé comparé aux interventions médicales.
Mettre en place ce plan d’action à grande échelle n’est pas seulement d’une ambition folle. Cela peut nous aider à trouver de nouvelles solutions.
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