Avec ses douze entreprises classées Fortune 500, Seattle prend un essor inégalé et joue la carte de l’innovation.
Il est tout juste midi sur la 6e Avenue, au coin de Lenora Street. Devant les fenêtres “take away” des restaurants de l’avenue, des files entières se forment. Tout va très vite pourtant. Salades vegan et mezze sains ont été commandés et payés sur internet. Il n’y a qu’à retirer le paquet à son nom avant de retourner dans l’une des 33 nouvelles tours de bureaux inaugurées depuis 2017 par le géant de la vente en ligne : Amazon. “La firme compte environ 45 000 employés pour une ville de 780 000 habitants. C’est énorme”, explique Jack Cowan, directeur de la chambre de commerce franco-américaine de Seattle. En plein centre-ville, dans le quartier de South Lake Union, ceux qu’on appelle les “Amazonians”, ces jeunes diplômés décontractés en jean-baskets, sont tous à l’œuvre pour Jeff Bezos, dont on ne cite même plus le nom dans les conversations. Quand on évoque le personnage, on dit “lui”, tout simplement.
Fini le temps où l’entreprise, créée en 1995, campait à la périphérie de la ville, dans de vieux entrepôts croulants. Depuis le rachat, en janvier 2018, des supermarchés bio Whole Foods pour près de 14 milliards de dollars, le géant mondial du e-commerce continue de s’imposer en tête des ventes en ligne – aux États-Unis, un produit sur deux acheté en ligne l’est sur Amazon – et étend sa toile au marché de l’alimentaire. “Après une première expérimentation sur le campus d’Amazon l’an dernier, le deuxième magasin AmazonGo vient d’ouvrir, poursuit Jack Cowan. On présente le code-barre de son appli pour entrer dans le magasin, on choisit ses articles et l’on sort sans rien scanner. La technologie détecte tout ce que l’on a acheté.” Un troisième magasin devrait bientôt voir le jour à Seattle, tandis que d’autres sont prévus à San Francisco et Chicago.
Adieux, caisses, caissiers et queues aux heures de déjeuner. Pratique certes, mais qu’en est-il des emplois modestes que ce type de commerce élimine peu à peu ? Un problème, a fortiori dans une ville devenant toujours plus chère en raison du fort accroissement des emplois qualifiés. “Ici, le salaire médian est de près de 80 000 dollars par an, un chiffre nettement supérieur à la moyenne nationale qui se situe autour des 60 000 dollars”, poursuit le directeur de la chambre de commerce. Et de souligner que “près de 60 % des habitants de Seattle détiennent un diplôme universitaire équivalent à une licence ou plus, tandis que la moyenne nationale se situe, elle, aux environs de 30 %.”
“L’économie de Seattle se porte vraiment bien”, confirme Carlton Vann, directeur du business international à la ville de Seattle. En 2012, son PIB était de 257 milliards de dollars. En 2017, il s’élevait à 313 milliards”. Soit l’équivalent du PIB de la Malaisie et très proche de celui de Singapour. “La ville, de la taille de Hong Kong, connaît depuis sept ans une croissance annuelle de plus de 5 %”, précise Carlton Vann. La cause de cet essor continu ? Un énorme pouvoir d’attraction, essentiellement dû à la douzaine d’entreprises classées Fortune 500. Parmi elles, Amazon bien sûr, mais également Microsoft. Avec Jeff Bezos, Bill Gates, natif de Seattle, fait partie des trois hommes les plus riches d’Amérique. “Comme Amazon, Microsoft emploie près de 45 000 personnes à Seattle”, poursuit Carlton Vann.
Historiquement, celle qu’on appelle The Emerald City, la “cité émeraude”, en raison des eaux qui l’entourent, a été fondée dans la deuxième moitié du XIXe siècle pour servir de point d’ancrage aux bateaux de pêche en partance pour l’Alaska. Mais Seattle était aussi une ville de chercheurs d’or et de bûcherons. En 1900 a été créé Weyerhaeuser, une grande société forestière, entrée depuis au palmarès des Fortune 500 et peu à peu reconvertie dans l’immobilier. Comme elle, Alaska Air Group, Costco, Nordstrom, Paccar ou encore Expedia, également fondés dans l’État de Washington, se sont hissé au rang des big players. “La force de Seattle est multiple : les transports et la logistique, les softwares, l’innovation…”, fait remarquer Carlton Vann. Sans oublier le commerce. Exemple ? Un minuscule café du Pike Place Market fondé en 1971 qui, au départ, ne proposait ni latté ni boissons glacées au goût de thé matcha ou de citrouille épicée, mais de simples expressos… Depuis lors, Starbucks compte 5 000 employés dans son QG de Seattle et plus de 28 000 établissements à travers le monde.
Boeing, la force tranquille
En contrepoint de ces success-stories, l’aéronautique fait la force calme de cette ville. “La présence de Boeing en fait la quatrième exportatrice des États-Unis après Houston, New York et Los Angeles”, continue Carlton Vann. Tandis que les chiffres des autres secteurs, comme ceux de la tech, progressent nettement, l’aéronautique affiche une imperturbable stabilité, fournissant presque 100 000 emplois à la région, et ce depuis de longues années. Plusieurs sites de construction de Boeing, notamment dans les villes périphériques d’Everett, pour les B787, et de Renton, pour les B737, produisent en tout une soixantaine d’appareils par mois. “95 % des avions commerciaux aux États-Unis sont fabriqués dans la région de Seattle, l’un des plus grands pôles aéronautiques au monde”, reprend Jack Cowan, de la chambre de commerce franco-américaine, qui explique par ailleurs que l’écosystème aéronautique a donné naissance à un important pôle dédié à la recherche aérospatiale. “Jeff Bezos a lancé dans les années 2000 Blue Origin, une société ayant pour but de faire avancer la technologie spatiale. Grâce à la fusée New Shepard, il sera très bientôt possible, a priori dès 2020, d’aller faire un rapide séjour dans l’espace”, s’amuse-t-il. Un tourisme encore fort onéreux puisqu’un voyage de quelques minutes au-delà de la stratosphère coûterait entre 200 et 300 000 dollars…
Toujours est-il que la présence de grosses fortunes à Seattle ne propulse pas seulement vers les étoiles, mais tend aussi vers toujours plus d’innovation. À l’image de Bill et Melinda Gates, qui ont créé leur fondation à Seattle, Paul Allen, cofondateur de Microsoft (décédé en octobre 2018), en a fait de même. L’objectif : aider les populations défavorisées à accéder à la santé et à l’éducation et faire avancer la recherche médicale, les neurosciences ou encore l’intelligence artificielle… “C’est un secteur en pleine révolution, avec des avancées importantes en matière de reconnaissance faciale et linguistique”, conclut Jack Cowan, qui rappelle également que le secteur du cloud computing est pour moitié issu de l’état de Washington, tandis que le jeu vidéo, avec 400 entreprises et des branches comme Microsoft Xbox ou Nintendo, génère 40 milliards de revenus annuels.
Deuxième hub high-tech
Ce terreau favorable, en même temps que les larges coups de pouce des milliardaires en faveur de la recherche et de l’innovation, ont pour conséquence un secteur de la tech en pleine effervescence ; l’ensemble ayant généré 450 milliards de dollars entre 2005 et 2017. Depuis 2010, ce domaine enregistre chaque année une croissance de 6 % et compte désormais 178 000 employés. La cité émeraude s’affirme ainsi comme deuxième hub technologique américain après la Silicon Valley avec, pour vivier de jeunes start-upers, l’University of Washington, reconnue comme l’université publique la plus innovante des États-Unis, et dont le programme de sciences de l’informatique se classe comme le sixième meilleur du pays.
Inévitablement, ces opportunités attirent les business angels et fonds de capital-risque qui, en 2016, ont investi 1,5 milliard dans les start-up à Seattle. “Avec ce foisonnement, je me sens ici, en tant qu’économiste, comme dans un magasin de bonbons”, confie Brian McGowan, directeur chargé de l’économie de Greater Seattle Partner, l’agence publique-privée pour la promotion économique de la ville.
“Le reste du pays voit Seattle comme une ville cool et attractive, décontractée mais stylée. C’est aussi l’une des plus belles régions des États-Unis, avec une sorte d’éthique liée à la nature et beaucoup de caractère”, constate ce natif de New York. “Si la ville compte 780 000 habitants, son agglomération en totalise 3,8 millions, qui contribuent à la onzième plus grande économie urbaine des États-Unis et à la troisième plus forte croissance après la Silicon Valley et Austin au Texas”, précise l’économiste. Et cela se remarque immédiatement : des grues de construction agrippent partout le regard. On en compte près de 80 à Seattle, la ville américaine qui construit le plus actuellement. “Chaque jour, une soixantaine de personnes s’installent dans la région, qui reste malgré tout un peu plus abordable que San Francisco ou New York”, continue Brian McGowan.
Car un tel essor économique, une pareille présence de richesses et de talents provoque évidemment l’augmentation des prix de l’immobilier. “Les propriétaires ont le droit de doubler ou tripler le prix de leurs loyers presque du jour au lendemain, explique une habitante. Les gens les plus modestes peuvent se retrouver brusquement à la rue, sans aucune couverture sociale.” Depuis quelques années, le nombre de sans-abri déambulant dans le quartier historique de Pioneer Square n’a cessé de croître pour atteindre des records.
Rendre à la communauté
Revers de la médaille de cette puissance économique, la ville de Kurt Cobain et du grunge serait-elle en passe de devenir une bulle de riches exclusivement ? Comme depuis peu à San Francisco, les grandes multinationales vont-elles devoir payer une taxe afin de venir en aide aux sans-abri ? Ici, pourtant, on valorise le concept de “rendre à la communauté”, ces gestes de générosité des milliardaires impliqués dans leurs fondations et dans des œuvres caritatives. L’espoir, donc, de rattraper rapidement une situation devenant critique n’est pas perdu, loin s’en faut. Et l’évolution rapide de la ville vient aussi avec son lot de réjouissances. “Moi qui vis à Seattle depuis quinze ans, j’ai vu la ville devenir beaucoup plus internationale, plus stimulante”, raconte Susannah Matthis, une entrepreneuse venue de Salt Lake City au début des années 2000.
Forte de cette nouvelle attractivité, la cité émeraude voit son tourisme progresser de 3 % par an depuis plusieurs années, avec en tout 126 500 employés directement ou indirectement liés au secteur. Les croisières en partance pour l’Alaska y sont d’ailleurs pour beaucoup, d’où le projet d’un nouveau terminal. Ainsi on enjolive, on invite de grands architectes comme Rem Koolhaas ou Franck Gehry à sublimer le paysage urbain, à l’intégrer dans la nature environnante. Le dernier projet d’envergure a été celui de la Route 99. En février 2019, cette autoroute longtemps suspendue à un hideux viaduc coupant la ville de son accès à l’eau a été remplacée par un tunnel de près de trois kilomètres. Le tout a coûté cinq ans de travaux et trois milliards de dollars avec, pour récompense, les abords verdoyants d’Alaskan Way, grande artère de la ville en bord de mer. En toile de fond, les montagnes, mais aussi le port de containers. Car Seattle demeure un point stratégique du transport maritime entre l’Asie et les États-Unis.
Dernière touche à apporter à ce tableau presque idyllique, les transports. Aujourd’hui, à l’exception des quelques lignes de bus et du célèbre monorail conduisant à la Space Needle, cette emblématique tour érigée en 1961 à l’occasion de l’Exposition universelle, il n’existe que peu d’options pour se déplacer à peu de frais à Seattle. Or, justement, dans ce principe de “rendre à la communauté”, Amazon a investi 1,5 million de dollars l’été dernier afin d’augmenter la fréquence des liaisons de bus publics conduisant à son campus. En 2016, la ville de Seattle avait lancé un Master Plan visant à améliorer son infrastructure, mais avec 2030 pour horizon. En attendant, et pour asseoir son aura de plus en plus cosmopolite, Seattle devrait doter son aéroport d’un nouveau terminal international courant 2019. Son trafic aérien ayant progressé de plus de 110 % en dix ans, il était grand temps.
SUCCESS STORY
Claudia Mitchell, co-fondatrice de Universal Cells
Comment et quand est née la start-up Universal Cells ?
Claudia Mitchell – Universal Cells est née en 2013 suite à ma rencontre avec David Russell, professeur à l’Université de Washington. Cofondateur de ma société, David avait développé une nouvelle technologie visant à rendre des cellules souches pluripotentes universellement compatibles. De telles cellules ne sont plus reconnues et rejetées par le système immunitaire des receveurs. J’avais déjà créé une première entreprise, mais je recherchais une nouvelle opportunité. David, quant à lui, souhaitait démarrer dans la biotech.
Quelle est l’ambition d’Universal Cells ?
C. M. – D’abord, de créer des thérapies cellulaires basées sur de nouvelles cellules souches universelles. Celles-ci ont le pouvoir de révolutionner le domaine en rendant l’utilisation des cellules souches bien plus accessible et moins complexe. L’idée est de contribuer à ce domaine non seulement avec des thérapies que nous développerions, mais aussi à travers des partenariats.
Quel a été le rôle de l’université dans la création de votre start-up ?
C. M. – Il a été important au début, car c’est par l’intermédiaire de CoMotion, un accélérateur et incubateur au sein de l’université que j’ai rencontré David. CoMotion a également fait un travail préliminaire de marketing pour explorer le marché, voir si l’idée était viable, et nous a également aidés pour les demandes de financement en nous apportant son expertise et son soutien. La technologie a vraiment fait ses premiers pas à l’université de Washington.
Comment envisagez-vous l’avenir de votre start-up ?
C. M. – Universal Cells a été racheté en février 2018 par Astellas, la deuxième plus grande société pharmaceutique du Japon. Nous sommes maintenant une filiale d’Astellas, et avec leur soutien, nous continuons à faire nos opérations d’une manière indépendante. Depuis l’acquisition, nous avons bien grandi, passant en neuf mois de 29 à 45 employés. L’idée est de continuer la vision avec laquelle Universal Cells a commencé, autrement dit, à révolutionner le domaine de la médecine régénérative en la rendant moins chère et plus pratique.
Avec : voyages-d-affaires.com