SERIE D’ETE. PAROLES DE PROF 4/12. Un dirigeant d’entreprise sur trois dans le monde prendrait ses décisions de manière “toujours” ou “fréquemment” intuitive… Mieux comprendre ses émotions, c’est aussi mieux les utiliser dans l’exercice de ses fonctions de pilotage.
Steve Jobs « était (…), un homme dont les visions venaient de nulle part et découlaient de l’intuition plutôt que d’un processus mental », souligne le biographe du fondateur d’Apple (1). « Je laisse beaucoup de place à l’irrationnel, dans un contexte qui est très industriel, très ingénieur, mais l’irrationnel dans le bon sens du terme », affirme l’un des vingt-cinq dirigeants de grande entreprise que nous avons interrogés sur ce point lors d’une recherche académique. Un leader d’entreprise sur trois dans le monde avoue prendre ses décisions de manière “toujours” ou “fréquemment” intuitive, montre une étude internationale (2). Bref, les dirigeants se fient à leur intuition pour accomplir la seule mission pour laquelle ils sont payés : prévoir et décider pour demain, à deux ans pour un yaourt ou à vingt ans pour un avion.
Pourquoi ? Parce que la rationalité, ça ne fonctionne pas. Pour que le sommet puisse prévoir, l’organisation remonte les informations en les synthétisant outrageusement, éliminant ces petits détails si révélateurs qui constituent le sel de la décision.
Le dirigeant reçoit une masse d’informations telle qu’il ne peut pas les maîtriser. Alors ? Il s’arrête à la première solution satisfaisante cadrant avec son schéma de pensée, démontre le Prix Nobel Herbert Simon (3). Il néglige la réalité, fonde ses décisions sur des conjectures, des émotions, révèlent Tversky et Kahneman (4), également Nobel. Heureusement, rien n’est perdu car si les émotions sont issues d’un monde créé par le cerveau, comme dans un rêve, elles sont surtout un puissant instrument de prédiction, pour un cerveau qui anticipe et projette ses intentions dans l’avenir, souligne Alain Berthoz, neurophysiologiste et professeur honoraire au Collège de France (5).
Rares sont les dirigeants qui assument ce côté humain trop humain. Le patron d’un groupe du CAC 40, réputé visionnaire, a pris sa psyché par les cornes et a demandé à tout son comex de mener un “travail sur soi”. Objectif : être rationnel vis-à-vis de son irrationalité. La conscience de soi libère de ses pesanteurs intimes et de l’univers de ses émotions incontrôlées, et permet de tracer un chemin vers le futur.
Dans le modèle de prospective disruptive que nous avons travaillé, cette libération de l’esprit joue un rôle essentiel. L’élément central : les signaux faibles, ces indices quasi-invisibles du futur. Ambigus, peu répétitifs, ils doivent être sortis de leur gangue informationnelle, analysés, avant de devenir des informations en soi et ,surtout, des symboles, des stimuli déclencheurs d’associations d’idées, des libérateurs de l’esprit du dirigeant. C’est une forme d’interrogation sur les ruptures à venir. Et dans l’univers technologique, la rupture, c’est le retour de l’humain.
Pascal Junghans est enseignant à l’Université de technologie de Troyes, chercheur associé au CEREGE (EA CNRS 1722) et directeur de projets, Entreprise & Personnel
Notes
1/ Isaacson, W., Steve Jobs, Lattès, 2011.
2/ IBM Global Busines Service, 2011, enquête auprès des dirigeants de 225 multinationales.
3/ Simon, H.A., March, J. G., Organization. Wiley, 1958. Le prix Noble d’économie n’existe pas. Il s’agit précisément du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.
4/ Kahneman, D., Tversky A., Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases. Science, New Series, Vol. 185, No. 4157. 1124-1131, 1974.
5 / Berthoz, A., La décision, Odile Jacob, 2003
avec lesechos