Entretien : L’attiéké (semoule de manioc) est l’un des plats typiques de la Côte d’Ivoire. Mais cet aliment depuis le début de l’année 2016 se fait de plus en plus rare sur le marché. Il faut y mettre du prix pour pouvoir en manger à satiété. Bassirou Bonfoh, Directeur Général du Centre suisse de recherche scientifique (CSRS) donne les raisons de cette pénurie et les moyens d’y apporter une réponse adaptée. Nous l’avons rencontré le mardi 30 août 2016, au siège de la structure, à Adiopodoumé (KM 17 route de Dabou).
L’attiéké, nourriture de grande consommation en Côte d’Ivoire est de plus rare sur le marché. Quel est votre regard sur cette pénurie ?
L’histoire naturelle du manioc montre que la racine à partir de laquelle l’attiéké est produit, est une plante cultivée dans les jachères et les sols pauvres. En temps de famine, elle était récoltée pour préparer un certain nombre de mets. C’est ainsi que le manioc a été toujours considéré jusqu’à la période récente où l’économie a pris le pas.
Quand l’on prend l’exemple du Nord de la Côte d’Ivoire, lorsqu’une famille commençait à manger du « Koncondé », cela signifiait qu’elle était en crise alimentaire. Le « gari » au Togo, était considéré comme la nourriture donnée aux prisonniers. Ces spéculations ont évolué en valeur, les technologies aidant, l’on a pu transformer le manioc en différents produits qui se sont intégrés petit à petit dans l’alimentation des ménages et de la population. Ce qui a révolutionné le manioc est qu’à un certain moment, l’on s’est rendu compte que l’amidon de manioc était très intéressant pour les industries alimentaires et textiles. D’où la poussée vers l’industrialisation touts azimuts
Pourquoi ?
Pour la simple raison que l’industrie utilisait de l’amidon alternatif (ex. maïs) pour les suppléments alimentaires, le textile, les bouillons de cube d’assaisonnement. Il fallait donc résoudre le problème de compétition entre le maïs alimentaire et son amidon en industrie qui revenait très cher. La recherche a trouvé une alternative pour les industries quand l’on s’est rendu compte que l’amidon de manioc était très adapté. Donc vous voyez qu’avec la consommation d’une population qui croit, l’utilisation dans l’industrie, la demande devient forte. La production a certes augmenté mais l’offre de manioc n’a pas atteint le niveau de la demande industrielle.
Peut-on dire que c’est l’industrialisation qui a provoqué cette pénurie d’attiéké ?
C’est l’un des facteurs. Le deuxième facteur étant que les gens se sont lancés dans la production de manioc, mais pas comme une activité purement économique. C’est une activité parallèle d’appoint qui permettait de produire le manioc pour la consommation du ménage. Vous verrez rarement un agriculteur clamer vivre de la production de manioc avec près de 10 ou 20 hectares. Il est fréquent d’utiliser ces mêmes surfaces pour produire l’hévéa, le café, le cacao. La conséquence est que le manioc est entré en compétition avec ces produits de rente même sur des terres marginales pauvres longtemps destinées à la jachère donc au manioc. Quand les sols pauvres sont utilisés pour autre chose, du coup vous n’avez plus d’espaces pour produire le manioc. Il n’y a pas eu une professionnalisation de la production du manioc au moment où la demande augmentait. Avec le café, le cacao et l’hévéa, la demande industrielle est connue et le producteur peut décider d’investir des millions de francs. Mais concernant le manioc, la demande est là, non maîtrisée certes, mais vous verrez rarement les personnes investir pour répondre à cette demande. Ce qui a entrainé une inadéquation de l’offre et de la demande. Il faut donc nuancer la notion de pénurie de manioc et de l’« attiéké ». Le manioc existe, mais est utilisé à d’autres fins plus compétitives en termes de prix par rapport à l’attiéké.
Les industries textile (amidonnage), pharmaceutique (enrobage) et agroalimentaire (liant, enrobage, additif) utilisent l’amidon. Donc quand les intermédiaires industrielles viennent proposer un prix intéressant pour le kilogramme de manioc au producteur, la bonne dame productrice d’attiéké n’a plus de place.
De plus la demande urbaine, sous régionale et internationale de l’attiéké est tellement forte qu’il est plus intéressant d’exporter ce produit que de le vendre à bas prix au plan local. C’est tout cela qui justifie la pénurie virtuelle de manioc et de l’attiéké.
<< La demande de manioc existe, mais vous verrez rarement quelqu’un investir pour en vivre>>
Que proposez-vous comme solution quand on sait que l’attiéké est beaucoup consommé en Côte d’Ivoire ?
La première des solutions est vraiment de professionnaliser la production de manioc et de l’attiéké. Quand nous disons professionnaliser, cela veut dire que celui/celle qui les produit se définisse comme producteur et vivre de la spéculation de manioc ou de l’attiéké. La recherche accompagne. Nous avons des variétés qui peuvent permettre de multiplier les rendements. Ces nouveaux professionnels doivent avoir aussi la garantie d’accès à la terre et à la main d’œuvre. Il faut donc dédier des espaces ou des zones pour la production du manioc avec des boutures de variétés qui sont très productives. La recherche veut donc résoudre deux problèmes : le problème de l’offre de manioc et celui de la compétitivité de l’attiéké. Mais nos prévisions montrent que d’ici quelques années, l’attiéké ou le « garba » beaucoup consommé en Côte d’Ivoire, va devenir un produit de luxe.
Pourquoi ?
Si l’« attiéké » est en compétition avec l’industrie de l’amidon, le producteur s’oriente vers le meilleur prix rémunérateur.
Evidemment l’« attiéké » va se vendre plus cher avec le peu de manioc qui va rester pour le produire. Et c’est la tendance actuelle. Dans l’histoire de l’alimentation au Togo, quand nous étions tout petit, c’est pendant les fêtes qu’on mangeait du riz parce que c’était un aliment de luxe et la pâte communément appelé « toho » à base de maïs ou de mil était l’aliment de base qu’on mangeait 2 à 3 fois par jour. Le refus était fréquent du fait de la fréquence et la non variation. Aujourd’hui, c’est pendant les fêtes que des familles mangent le « toho » et le riz est pratiquement devenu un aliment de base. Cette situation va se produire en Côte d’Ivoire où le riz va remplacer l’attiéké. Et pour le manger à un moment donné de l’année, il faudra payer cher. C’est cette tendance qu’il faut essayer de renverser avec des stratégies et des politiques adaptées. Si l’on veut assurer la sécurité alimentaire, il faut vraiment investir dans le manioc et d’autres produits comme la banane plantain.
En tant que scientifique dites-nous comment peut-on renverser cette tendance ?
On peut renverser cette tendance dans l’intensification de la production du manioc. Par exemple si je fais le café, le cacao ou l’hévéa d’où je tire mes ressources et j’ai une petite parcelle où je cultive le manioc, ce n’est pas ce manioc qui va résoudre le problème de la sécurité alimentaire. Je produis ce manioc pour moi et non pour l’industrie. Par contre, si je sais que la production de manioc est rentable, si le prix m’est donné de manière alléchante, quel moyen j’ai pour avoir plus de terre que j’avais ? Quel moyen j’ai pour investir ? Il faut que l’Etat et les structures de financements ou de microfinances aident les candidats à s’installer au même titre qu’ils le font pour les cultures de rente. Nous sommes en train d’évaluer présentement l’optimum qui permettrait à un ménage de vivre de la production du manioc. Parce que c’est une culture qui est vraiment très simple, sur des terres marginales et qui s’adapte aux changements climatiques.
Est-ce que le CSRS a des programmes pour aider les futurs producteurs de manioc à s’installer ?
Nous avons travaillé jusqu’à présent sur de bonnes variétés de manioc. Nous accompagnons, avec le FIRCA et l’ANADER, les producteurs à améliorer le rendement par ces variétés. Nous avons beaucoup travaillé sur des variétés à fort rendement mais ces semences ne sont pas encore distribuées à grande échelle. C’est la première des choses que nous souhaitons que les structures qui vulgarisent fassent. Les autres interventions viendront avec l’évaluation des déterminants de la crise actuelle que nous avons conduit avec tous les acteurs. Nous espérons que la crise soit conjoncturelle. Les acteurs se sont prononcés et nous aurons bientôt les résultats de cette consultation. Mais pour l’instant, il est question de mettre l’accent sur les semences (ex. Yavo, Bocou, Yacé) et les terres dédiées.
Pouvez-vous donner une estimation du revenu pour quelqu’un qui investit dans le manioc par exemple sur un hectare ?
C’est comme des échelles puisque notre système agricole n’est pas monocultural et le manioc est une portion des sources revenus des ménages. La surprise de la crise est grande et nous avons la responsabilité d’informer les producteurs sur les potentialités. Dans la diversification, nous pouvons, d’ici la fin de notre étude (prochains mois) dire combien un producteur qui a un peu de tout, en ajoutant le manioc, à combien il peut augmenter son revenu. Nous pouvons aller jusqu’à dire si quelqu’un veut vivre vraiment du manioc, quel serait le coût et les bénéfices bien sûr avec une analyse de sensibilité qui tient compte des variabilités mentionnées plus haut.
Nous avons la variété Yavo développé par le CSRS et d’autres variétés du CNRA, Bocou 1 et Bocou 2, qui donnent près de 35 tonnes à l’hectare. Et si l’on prend les 35 tonnes et qu’on met le prix de la tonne ou du kilo, l’on peut facilement estimer le revenu d’une campagne. Un hectare, ce n’est certes pas suffisant mais il faudra aller sur une dizaine ou une vingtaine d’hectares.
Vous avez un message particulier à partager ?
Aujourd’hui, il existe des spéculations en agriculture, qui occupent le devant de la scène, le café, le cacao, l’hévéa, l’anacarde, le palmier à huile, avec des investissements énormes. Mais l’agriculture vivrière est encore négligée alors qu’elle est le socle de la lutte contre la pauvreté. Aujourd’hui, l’un des indicateurs de la sécurité alimentaire en Côte d’Ivoire est le manioc. Si les autorités veulent vraiment suivre l’évolution de la sécurité alimentaire c’est un élément auquel il faudra accorder une attention particulière. Pourquoi ? Parce que le manioc est adapté au changement climatique. Il permet de faire beaucoup d’aliments aussi bien pour les ménages et contribue de manière significative à l’industrie. Par le manioc l’on peut lutter contre la pauvreté surtout des femmes. Quant au « garba » -aliment de forte consommation-, si l’ivoirien à revenu faible n’a pas son « garba », cela peut devenir une bombe à retardement comparativement à la crise alimentaire de 2008. Les jeunes que vous avez en ville, qui vont chercher du travail, leur plat principal est le « garba ». Le risque est élevé sans le « garba » sur le marché. C’est donc un indicateur qu’il faudrait prendre au sérieux. Les chercheurs ont pris le pari. Le Centre de Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire (CSRS) s’est aussi engagé sur ce qu’on appelle les spéculations négligées, les maladies négligées. Nous essayons d’attirer l’attention des autorités sur les aspects que la macroéconomie n’observe pas.