Le procès de Laurent Gbagbo, ancien président de la Côte d’Ivoire, devant la Cour pénale internationale est très peu médiatisé. Pourtant, les enjeux sont importants.
C’est la plus grosse affaire de l’histoire de la Cour pénale internationale (CPI). Elle concerne directement la France, dans la mesure où Paris a été un acteur-clé de la crise militaro-politique qui a déchiré la Côte d’Ivoire durant la dernière décennie. Mais le procès de l’ancien président Laurent Gbagbo est fort peu couvert par les médias internationaux, notamment français. La faute à une presse qui n’a pas toujours le réflexe du “droit de suite”, surtout quand il remet en cause, en tout ou partie, sa trame narrative initiale ? Peut-être.
BATAILLE À FLEURETS MOUCHETÉS
Il faut aussi dire que les règles de procédure du tribunal basé à La Haye, qui consistent en un mélange de droit latin et anglo-saxon, peuvent rebuter.
On peut également penser que jusqu’ici, une interprétation assez large du devoir de réserve des avocats des accusés pouvait dissuader certains d’entre eux de donner de la voix dans les médias. La diffusion publique d’éléments témoignant d’une bataille à fleurets mouchetés entre le bureau du procureur Fatou Bensouda, et l’Ivoiro-Belge Zokou Seri, l’un des avocats de Charles Blé Goudé, co-accusé de Laurent Gbagbo, témoigne en tout cas d’un certain climat.
Tout commence le 29 mars 2018. Le bureau du procureur lance une procédure interne contre Zokou Seri. Les faits visés datent du 22 avril 2017. Ce jour-là, Zokou Seri a participé à une conférence publique et commenté « la crédibilité et la fiabilité des témoins » de l’Accusation. Pour le bureau du procureur, il s’agit d’une faute professionnelle, qui nécessitent que les juges rappellent « aux avocats de Blé Goudé et à leur équipe de défense leurs devoirs envers la Cour ». L’équipe de Fatou Bensouda se fonde notamment sur l’article 24-1 du Code de conduite professionnelle des conseils, qui stipule que « le conseil prend toutes dispositions pour s’assurer que ses actes ou ceux de ses assistants ou des membres de son équipe ne sont pas préjudiciables à la procédure en cours ». L’enjeu est jurisprudentiel : si les juges valident cette vision des « devoirs » des parties défenderesses lors des procès à la CPI, cela revient à les museler très largement. Zokou Seri, de son côté, invoque le principe de liberté d’expression, selon l’interprétation qu’en fait la Cour européenne des droits de l’homme.
ARGUMENTAIRE « EXTRAVAGANT »
Les juges tranchent le 5 juin dernier, et déboutent le bureau du procureur auprès de la CPI, s’étonnant principalement du délai – près d’un an – entre les faits discutés et la saisine des juges. Rien, estiment-ils, « ne suggère que les actions de Seri Zokou ont discrédité la Cour »ou « affecté de quelque manière les procédures en cours ». Dans une opinion séparée, Cuno Tarfusser, le juge principal de la Chambre d’instance qui statue sur le procès Gbagbo/Blé Goudé, enfonce le clou et cible le bureau du procureur, allant jusqu’à juger son argumentaire « extravagant » et « insoutenable ». De son point de vue, la liberté d’expression s’étend naturellement aux informations ou aux idées « qui offensent, choquent et dérangent », surtout lorsqu’elles concernent « des questions d’intérêt public telles que, généralement, le fonctionnement du système judiciaire ». Il va plus loin en réaffirmant que les avocats ont le droit de défendre leurs clients « au moyen d’apparitions à la télévision, de déclarations dans la presse », et ils peuvent, « par de tels canaux, informer le public au sujet de lacunes dans la procédure ».
DEMANDE D’ACQUITTEMENT
Ce désaveu de la partie accusatrice intervient dans un contexte particulier. En octobre dernier, Mediapart rendait public le contenu de documents confidentiels révélant des collisions entre le bureau du procureur auprès de la Cour pénale internationale, la diplomatie française et l’actuel numéro un ivoirien, Alassane Ouattara, avant même le début des violences postélectorales qui valent à Laurent Gbagbo et à Charles Blé Goudé d’être aujourd’hui incarcéré au pénitencier de Scheveningen, aux Pays-Bas. Plus généralement, des critiques de plus en plus vives visent le « deux poids deux mesures » qui caractérise les poursuites engagées par la CPI sur le dossier ivoirien.
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Alors que l’Accusation a fini d’auditionner ses témoins et de déposer ses pièces à conviction, le fait que les juges aient autorisé, lundi dernier, les avocats de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé à demander l’acquittement avant le terme du procès, n’est pas innocent. En 2013 déjà, les juges de la CPI estimaient que les preuves présentées par l’Accusation étaient « insuffisantes ». Quelques mois plus tard, ils acceptaient d’ouvrir la voie à un procès, mais le malaise persistait. Début 2018, ils suggéraient à l’Accusation, en termes à peine voilés, de modifier ses chefs d’accusation initiaux – meurtre, viol et autres violences sexuelles, persécution et autres actes inhumains – et de les adapter en quelque sorte à des éléments de preuve considérés comme singulièrement faibles par un grand nombre d’observateurs.
Photo de une : Laurent Gbagbo à la CPI en 2017
Avec lemediapresse