Ils sont jeunes, pleins d’ego et d’ambitions. Leur heure n’est pas encore venue, leur répète-t-on dans les états-majors des grands partis politiques, mais eux piaffent d’impatience et rêvent de mettre leurs aînés à la retraite.
Ce ne sont plus des gamins. Certains sont engagés en politique depuis l’adolescence, d’autres en découvrent tout juste les arrière-cuisines. Ils sont conseillers à la présidence, directeurs de cabinet ou déjà députés. Ils ont entre 35 et 50 ans et citent invariablement Nelson Mandela ou Félix Houphouët-Boigny en exemple. Ils se sont déjà parlé ou croisés, ils sont collègues, amis ou « frères ».
Tous appartiennent à cette même génération pleine d’ambitions et d’ego, pleine de frustrations aussi, tant les partis politiques ivoiriens, vieillissants, peinent à leur faire une vraie place. On leur rétorque qu’ils sont encore jeunes, mais eux rêvent du chamboulement politique que ne manquera pas d’occasionner la présidentielle de 2020, qui devrait se dérouler sans Alassane Ouattara, ni Henri Konan Bédié, ni Laurent Gbagbo.
Qu’ils soient membres du Rassemblement des républicains (RDR), du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) ou du Front populaire ivoirien (FPI), ils savent que les législatives de décembre prochain seront cruciales pour qui espère ancrer son nom dans le paysage politique à l’aube de 2020. Rencontre avec des hommes et des femmes qui incarnent cette nouvelle génération que la gérontocratie ivoirienne manque d’étouffer, mais qui frappe de plus en plus fort à la porte des grandes responsabilités.
Les jeunes loups du RDR
Au sein du parti présidentiel, les jeunes ne sont pas nombreux à être parvenus à se faire remarquer, et beaucoup s’agacent qu’il y ait « toujours une excuse pour ne pas [les] promouvoir ». « Soit on nous dit que les élections locales approchent et qu’il vaut mieux reconduire aux postes importants des barons aux ancrages forts dans leur région pour ne pas les fâcher, soupire un cadre du parti. Soit on nous explique que l’on ne nous a jamais vus à l’œuvre et que l’on ne peut pas déjà nous faire confiance. ».
Les mêmes regrettent qu’au RDR rien ne soit possible sans le « parrainage » d’un aîné : beaucoup citent Amadou Gon Coulibaly, le puissant secrétaire général à la présidence, d’autres Hamed Bakayoko, le ministre de l’Intérieur, et quelques-uns – plus rares – Marcel Amon Tanoh, le directeur de cabinet d’Alassane Ouattara. « En politique, si tu viens du bas et si tu n’es pas sous l’aile d’un plus grand, on te freinera à un moment donné, décrypte un proche de Gon Coulibaly. Même si tu es le plus intelligent et le plus volontaire de tous. »
« C’est la « kôrocratie » [kôro signifie « aîné », en dioula] », s’amuse Alphonse Soro, 40 ans. « Mais la politique n’est pas différente de la société dans laquelle elle s’inscrit, continue le député de Karakoro (Nord). Et puis ce n’est pas typiquement ivoirien : les plus âgés ne veulent jamais être mis à la retraite, c’est universel. En France, Alain Juppé veut être président à 70 ans, et c’est la même chose aux États-Unis avec Bernie Sanders, qui a 74 ans ! »
Dans la commune abidjanaise de Koumassi, dont elle est députée, Adjaratou Traoré, 45 ans, milite pour un passage de relais en douceur entre les générations : « Si jeunesse savait et si vieillesse pouvait, dit-elle en rappelant l’adage. Nous avons besoin du savoir des plus âgés. Il faut seulement être prêts à s’engager et à se faire accompagner. » En partie formée aux États-Unis, passée de la section jeunesse du PDCI au RDR, Adjaratou Traoré est issue d’une famille du Nord « très impliquée dans la vie de la communauté et qui, sans le savoir, faisait de la politique et [lui] en a donné le goût ».
Aujourd’hui à la tête d’une société d’entretien, elle a bien l’intention de se représenter en 2016. Alphonse Soro, lui, dit n’avoir aucun mentor et ne sait pas s’il sera candidat à sa propre succession, à Karakoro, mais il est convaincu qu’au RDR tout est possible : « En politique, les galons s’acquièrent sur le terrain, et nous avons la culture de la compétition. Ceux qui s’affronteront pour le pouvoir iront chercher les compétences partout où elles se trouvent, pas parmi ceux qui leur cirent les pompes le dimanche. »
Ils sont une poignée, petite bande de quadras soudés, mondialisés et connectés.
Et de fait, au RDR, quelques « jeunes » sont parvenus à s’imposer. Ils sont une poignée, petite bande de quadras soudés (ils se voient, s’appellent, déjeunent et s’affichent volontiers ensemble), mondialisés et connectés. Il y a là Mamadou Touré, 40 ans, conseiller technique du président, chargé de la jeunesse et des sports depuis cinq ans et porte-parole adjoint du RDR. Lui ne jure que par Alassane Ouattara. « Il a été l’élément déclencheur de mon engagement », insiste-t-il.
Né d’un père originaire du Nord et d’une mère baoulée, élevé par une famille bétée, il dit ne s’être « jamais senti prisonnier d’une cause purement identitaire » et n’exclut pas de se présenter aux prochaines législatives. À la tête d’un think tank créé par des anciens de Sciences-Po Paris, Afrikamaono, Mamadou Touré fait partie de cette jeunesse que le président a fait émerger.
Au même titre que Sidi Touré, 45 ans, chef de cabinet de Ouattara pendant dix ans ; qu’Abdourahmane Cissé, le jeune ministre du Budget (34 ans), formé sur les bancs de l’école publique ivoirienne puis sur ceux de Polytechnique, à Paris ; que Lacina Koné, 49 ans, conseiller chargé des technologies de l’information et de la communication ; ou que Jean-Louis Moulot, 43 ans. Urbaniste de formation, ce dernier est entré en politique contre l’avis de ses parents.
Aujourd’hui, il est l’adjoint au directeur de cabinet de la présidence et, chaque week-end ou presque, il quitte Abidjan pour Grand-Bassam, dont il est député suppléant depuis 2011 (il est aussi vice-président de la région Sud-Comoé depuis juin 2013). « Un élu local est un peu un chef de village, s’enthousiasme-til. Il doit être disponible et présent aux événements qui rythment la vie de la communauté. C’est la seule manière d’avoir la confiance de ses membres et de peser sur la scène locale et nationale. »
Au PDCI, « l’antilope qui quitte sa mère finit sur le tam-tam »
Eux se sont longtemps tus, parce qu’il n’est pas dans la culture de l’ancien parti unique (elle-même très ancrée dans la culture akan) de s’opposer aux aînés. Mais depuis deux ans, les décisions de leur chef, Henri Konan Bédié, bientôt 82 ans, les mettent en rogne : entre l’appel de Daoukro, qui a empêché le PDCI de présenter son propre candidat à la présidentielle de 2015, le fait que les postes n’aient pas été répartis de manière équilibrée entre le parti et le RDR et la prochaine fusion des deux formations, ils n’en peuvent plus !
Mi-février, apprenant que le PDCI allait prendre le nom de l’alliance électorale qui a porté Ouattara au pouvoir (Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix, RHDP), les jeunes cadres du parti ont déclaré qu’ils « s’opposeraient par tous les moyens à cet énième sacrifice du président Bédié ». Un sursaut qui enchante la députée de Cocody, Yasmina Ouégnin, 36 ans, dont la réputation de frondeuse n’est plus à faire : « J’ai toujours été contre le RHDP et pour le PDCI. Je l’ai toujours dit, même si cela ne plaît pas à tout le monde».
En 2014 déjà, elle s’était opposée à l’appel de Daoukro et avait, juste avant la présidentielle, diffusé une vidéo conseillant à ses électeurs de ne suivre aucun mot d’ordre. Sanctionnée pour son franc-parler par le conseil de discipline du parti, la fille de Georges Ouégnin, immuable directeur de protocole d’Houphouët, assume : « Chez nous, les plus âgés se limitent à donner des ordres, et c’est dommage. Au lieu de t’apprendre à pêcher, ils te donnent du poisson pour maintenir la subordination. »
Yasmina Ouégnin souhaite se représenter aux législatives et s’agace de la rumeur qui veut qu’Affoussiata Bamba-Lamine, la ministre (RDR) de la Communication, envisage de se présenter dans sa circonscription. « Est-ce que cela veut dire que la commune d’Abobo, dont elle était l’élue avant d’entrer au gouvernement, n’est plus assez bien pour elle ? »
Consciente de la fronde et désireuse de s’éviter un nouveau KKB (Kouadio Konan Bertin, 47 ans, s’est présenté contre l’avis du parti à la dernière présidentielle), la direction du parti a scindé son instance jeunesse en trois – jeunesse urbaine, jeunesse rurale et jeunesse estudiantine. Mais cela n’a pas empêché de nouveaux jeunes cadres de sortir du bois. Parmi eux, les fils et les filles des grandes familles du parti : leurs parents ont tissé des liens étroits sous Houphouët et Bédié, et ils ont été élevés ensemble.
Ils ont fréquenté les mêmes écoles du quartier chic de Cocody et ont, aujourd’hui encore, les mêmes codes. Janine Diagou, 43 ans, est ainsi de plus en plus visible ; elle est la fille de Jean Kacou Diagou, le président du groupe NSIA (dont elle est elle-même la directrice générale) et du patronat ivoirien, qui est aussi l’un des principaux financiers du PDCI.
« On s’est rendu compte que des hommes politiques arrivaient au plus haut niveau sans avoir le niveau ! On ne peut pas laisser la Côte d’Ivoire être dirigée par des professionnels du bruit et rester dans son salon », Hervé Alliali.
Hervé Alliali, 50 ans, commence lui aussi à émerger. Exportateur de café et de cacao et fils de l’un des doyens du parti, Camille Alliali, il est membre du bureau politique du PDCI depuis 2012 et siège au Conseil économique et social. Il dit vouloir s’engager davantage « pour participer au débat ». Il refuse de dire s’il vise les législatives dans sa région de Toumodi, mais insiste sur la nécessité de prendre ses responsabilités. « Dans ce pays, on s’est rendu compte que des hommes politiques arrivaient au plus haut niveau sans avoir le niveau ! On ne peut pas laisser la Côte d’Ivoire être dirigée par des professionnels du bruit et rester dans son salon. »
Franck Hermann Ekra, quant à lui, a déjà pris sa décision : il se présentera à Bonoua, sa région d’origine, près d’Abidjan. À 42 ans, le petit-fils de Mathieu Ekra (autre personnalité importante de l’époque Houphouët) fait figure d’ovni. Lié familialement aux Gbagbo (il a rendu plusieurs fois visite à l’ancien président, à La Haye, et parle de son fils Michel comme d’un « frère »), il a d’abord été critique d’art.
Il est entré en politique en prêtant sa plume à l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny lorsque celui-ci dirigeait la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR), puis à Amara Essy, candidat malheureux à la présidentielle, et il y a pris goût. Il souhaite « reconnecter le parti avec la rue » : « Nous avions un parti de masse qui s’est transformé en parti de cadres pour les masses et qui est aujourd’hui un parti de cadres sans les masses. »
Au PDCI, ajoute-t-il, il est difficile d’oser, et les jeunes sont trop souvent convaincus qu’à vouloir s’émanciper ils risquent de se brûler les ailes. « Ce n’est pas un hasard si, chez nous, on a coutume de dire que l’antilope qui quitte sa mère finit sur le tam-tam. »
Au FPI, génération bloquée
Empêtré depuis deux ans dans une guerre de leadership entre Pascal Affi N’Guessan et les ultras d’Aboudramane Sangaré, le parti peine autant à exister sur la scène nationale qu’à faire émerger une nouvelle génération de cadres. Le FPI ne s’est pas réuni en congrès depuis 2001, et ses instances n’ont pas été renouvelées depuis cette date. Si bien que Konaté Navigué, 42 ans, dirige la jeunesse du FPI depuis quinze ans. Récemment nommé secrétaire général adjoint chargé du dialogue politique et de la réconciliation, il affirme que « cette promotion n’aurait pu être possible auparavant » et qu’il la doit à Pascal Affi N’Guessan, qui a à cœur de s’entourer de jeunes.
« La crise que nous avons traversée a rendu au moins un service au FPI, ajoute Konaté Navigué. Elle a réglé le conflit générationnel. » Lui vise une circonscription en décembre, dans sa région de Kouto (Nord), pour « enfin se frotter aux électeurs » et parie sur un retour du FPI au pouvoir en 2020.
Face à lui, des jeunes qui se réclament de la tendance des « ultras » et… Michel Gbagbo, 46 ans. Inclassable, taiseux, il explique « avoir le souci de préserver l’harmonie du parti », mais lâche – acide – que, si Affi s’entoure d’autant de jeunes, « c’est parce que c’est le vide autour de lui ». « Sangaré est le gardien du temple, il faut juste qu’il pense à le rajeunir. » Lui-même se dit conscient de ses « propres limites ».
Pourrait-il se présenter aux législatives si la justice se montrait plus clémente en appel (il a été condamné à cinq ans de prison et de privation de ses droits civiques) ? « Si j’en suis empêché pour des raisons juridiques, j’irai faire campagne pour les autres cadres du parti. Le FPI doit aller aux élections parce que la crise nous a abreuvés de faux modèles et qu’il faut marquer les esprits avec de nouvelles têtes. Moi, je ne considérerai jamais Guillaume Soro ou Wattao [un comzone] comme des exemples. Jamais. »
Non loin du FPI, d’autres formations et d’autres jeunes s’activent. C’est le cas de Stéphane Kipré, 35 ans, un gendre de Gbagbo. Il vit en exil à Paris mais dirige l’Union des nouvelles générations (UNG). À 44 ans, emprisonné et jugé à La Haye,Charles Blé Goudé s’emploie à redynamiser son Congrès panafricain pour la justice et l’égalité des peuples (Cojep). Son ombre plane toujours sur la jeunesse pro-Gbagbo, et il se prend parfois à rêver d’une seconde vie – politique – après la Cour pénale internationale.
avec jeuneafrique